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DELBŒUF.de la prétendue veille somnambulique

Deux conséquences immédiates me paraissaient encore ressortir de ces deux aventures : l’une, c’est que le sujet avait la conscience claire et nette de sortir d’un état particulier ; l’autre, c’est qu’il se souvenait spontanément de l’ordre donné, mais non accompli.

Les faits subséquents, non provoqués, confirmèrent à mes yeux la justesse de ces inductions. En voici deux du même jour. Je les relate dans leur entremêlement.

C’était le 21 mars, ce jour où j’avais convoqué chez moi mes collègues, MM. Masius et L. Frédéricq, ainsi que le docteur Mathien[1]. M. Masius n’avait encore vu ni J….. ni M….. en somnambulisme. Il tenait à s’assurer par lui-même qu’elles ne simulaient pas. À cette fin, il les soumit à diverses épreuves. Entre autres, à J….. éveillée, mais prévenue par moi qu’elle n’aurait pas mal, il perça la langue avec une grosse aiguille, sans qu’elle ressentît de douleur, ni pendant ni après[2]. Puis, toujours dans la même intention et pour vérifier mon dire qu’elles étaient bien en communication avec la première personne venue et aptes à en recevoir des suggestions, profitant du sommeil de J….., il lui dit : « Tantôt quand vous servirez le souper, vous jetterez à terre le second plat. — Dans le cou de M. Masius, ajoute sur-le-champ M. L. Frédéricq. »

Moi, qui n’avais nulle raison de douter de la sincérité de J….., j’interviens à mon tour, et, la tenant endormie : « Ne faites pas ce qu’on vient de vous conseiller, lui dis-je ; vous entendez bien ? — Je n’ai garde, monsieur. — Fort bien, mais n’oubliez pas ! — Soyez tranquille ! — Au moment du second service, vous embrasserez Madame, cela vaut mieux que renverser les plats, casser la vaisselle et gâter tapis et parquet. Sans doute, monsieur. »

Sur ces assurances, j’attendis les événements, non sans inquiétude, et la séance continua.

On me demanda de donner moi-même une suggestion à M….. Après nous être concertés, je lui enjoignis d’aller allumer une bougie dans la chambre voisine, de rentrer par une autre porte et d’embrasser M. A…….., un jeune homme, le quatrième invité.

M….. exécuta ponctuellement les premiers articles du programme ; mais, arrivée au dernier, elle se mit à hésiter, approcha, recula, rougit terriblement, cacha sa figure dans ses mains, puis, se dirigeant vers moi, elle me dit à mi-voix, et rougissant encore davantage, si possible : « Monsieur, je le voudrais bien, mais je n’oserais jamais. »

  1. Voir De l’influence, etc., p. 163, et aussi p. 155, où je fais allusion à l’histoire du plat.
  2. C’est là un fait considérable, sur lequel je reviendrai un autre jour.