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ANALYSES.a. loria. Teoria economica, etc.

les crânes, elles ont pénétré dans le cerveau même des oppresseurs ; et ainsi a été renouvelée la face de la terre. — Il y a de quoi être épouvanté parfois quand on songe à ce que Tocqueville appelle l’omnipotence des majorités dans les sociétés démocratiques. Qu’est-ce qui empêche, je vous prie, une majorité triomphante, ou, pour mieux dire, le parti, l’école politique qui sert de levain à cette pâte, de confisquer tous les droits et tous les biens de la minorité, de la réduire elle-même en domesticité ou en esclavage, de lui ôter le droit de vote, de la traiter en bête de somme ou en vache à lait ? Direz-vous que c’est la constitution ? Mais la constitution, il est loisible de la remanier quand on est au pouvoir ; et c’est la magistrature au service du pouvoir qui déclare ce qui est constitutionnel ou inconstitutionnel. Laissons là cette digue de papier mâché, et cette autre de même force qu’on appelle la séparation des trois pouvoirs. Encore une fois, pour quelle cause les vaincus de nos batailles électorales et même de nos guerres extérieures ne sont-ils pas exploités par les vainqueurs de la même manière que l’étaient les vaincus des guerres extérieures et même des luttes civiles aux temps antiques ? Est-ce parce que le cœur humain est devenu plus compatissant et plus généreux ? Rien n’est moins prouvé. Est-ce parce que le désir de se faire servir passivement et gratis par autrui se serait, par hasard, amoindri ? Nullement. Mais de nouveaux principes ont envahi les âmes ; et, quoique la conduite ne s’y conforme pas toujours, qu’elle les viole même souvent, ils sont l’invisible frein, impossible à briser, que tout train de passions humaines en marche porte avec soi. Car une opinion et un caprice, un principe et un but, se forment indépendamment l’un de l’autre ; et, une fois formés, ils se développent par deux courants indépendants, le principe par la voie logique, suivant l’axiome implicite : « Qui affirme les données affirme la conséquence », le but par la voie téléologique, utilitaire, économique si vous voulez, suivant la maxime : « Qui veut la fin veut les moyens. » De là, soit les grands mouvements religieux ou philosophiques, tels que la Réforme ou la Révolution française, que nulle considération utilitaire ne parviendra jamais à expliquer, soit les grandes transformations économiques, telles que la fameuse révolution sociale de demain. Par bonheur, ces deux évolutions sont autonomes ; et, par bonheur, elles se touchent, se gênent, se croisent ; tantôt l’une, tantôt l’autre prédominant dans la direction des affaires publiques, mais jamais l’une à l’exclusion complète de l’autre. Je dis qu’il faut s’en applaudir ; car, d’une part, c’est l’obstacle enfin senti des nécessités ou des utilités pratiques qui arrête seul le fanatique dans le déroulement désastreux des articles de son credo ; d’autre part, c’est la honte de se contredire trop ouvertement qui retient le politique le moins scrupuleux, sur le point d’employer certains moyens très utiles à ses desseins, mais condamnés par ses idées. Si ce n’est point cette honte, au moins est-ce la crainte d’être blâmé et répudié par son parti, qui rougirait à sa place de ce démenti impudent. Aussi les plus fiers despotes seraient, je crois,