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femmes, ses esclaves et ses enfants. Mais cela suffit pour qu’avec l’aide de ses sujets il capitalise (car le capital a précédé la propriété foncière) de vastes troupeaux, et plus tard défriche d’immenses terres. Il est donc bien vrai que le revenu vient du pouvoir et non le pouvoir du revenu. A priori du reste on peut l’affirmer : le pouvoir, c’est la règle des activités, des productions soit militaires, soit pacifiques ; le revenu, c’est la limite des jouissances, des consommations. Or, les consommations supposent des productions préalables. Donc, le revenu originairement a dû suivre et non précéder le pouvoir. Et il en a toujours été ainsi. Quand Louis XVI s’avise de se faire dire par Bossuet qu’il est propriétaire de tout son royaume, et qu’en fait il en attire à lui tous les revenus, c’est qu’il est déjà monarque absolu.

Mais allons au fond de l’idée de M. Loria : il n’a fait que donner une précision remarquable à cette vieille maxime, que « l’intérêt seul mène les hommes ». Son point de vue pèche par une grave et capitale omission : celle des croyances. Pour sentir la gravité de cette lacune, il serait bon de mettre M. Loria aux prises avec M. Fustel de Coulanges, ou, plus généralement, avec cette école d’historiens mythologues et logiciens, d’après lesquels l’entier enchaînement des faits de l’histoire se ramène à une succession d’idées, de propositions fondamentales et théoriques, qui sont venues l’une après l’autre s’asseoir sur le siège de l’esprit humain et guider de haut la conduite humaine. Ce sont elles, avant tout, qui mènent la vie. Aussi longtemps que dure la période aristocratique des sociétés, c’est la naissance seule qui donne l’aptitude à gouverner, et la moindre goutte de sang noble ou royal dans les veines vaut mieux pour l’ambitieux que tous les trésors. Pourquoi ? Parce qu’il est essentiel pour un prétendant d’être jugé légitime, et que l’idée de légitimité s’attache alors au sang. Combien de trônes se sont fondés solidement sur ce préjugé, indépendamment de tout désir des populations, et même en dépit de leur antipathie prononcée ! En tout temps, le candidat qui a le plus de chance est celui qui répond le mieux à la foi religieuse ou politique, non toujours à l’intérêt de ses électeurs. En effet, l’homme ne croit pas toujours ce qu’il aurait intérêt à croire, ce qu’il désirerait croire. Sa croyance et son désir font deux, et c’est fort heureux pour les gouvernés, M. Loria parait persuadé que les gouvernants propriétaires n’ont qu’un but, à savoir, de conserver et d’accroître leurs richesses. S’il en était ainsi, s’il n’y avait, en politique, que des appétits économiques en jeu, on devrait s’attendre à voir, d’abord, les détenteurs du pouvoir prendre, s’ils sont intelligents, les mesures les plus propres à atteindre la fin indiquée, et en second lieu, ne reculer pour cela devant aucun excès d’arbitraire et de cruauté. Le passage de l’esclavage au servage, du servage au salariat, du salariat bientôt à je ne sais quoi, serait dès lors absolument inexplicable ; car, par ces transformations, comment le pouvoir a-t-il pu échapper aux mains intelligentes et opulentes qui le détenaient ? Mais des idées, sournoisement, se sont infiltrées sous