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TARDE. — la statistique criminelle

dire le besoin spécial que les conquêtes révolutionnaires ou militaires satisfont et en même temps surexcitent, la passion de bouleverser et celle de batailler, l’une et l’autre aspirant à détruire leur propre ouvrage.

Rien de plus démoralisant que la guerre et que la révolution, car elles passionnent et elles alarment. À l’inverse, la civilisation apaise et rassure. Elle est un gain incessant de foi et une perte incessante de désir, à peu près (et le rapprochement n’est peut-être pas, au fond, artificiel) comme l’évolution, d’après Spencer, est un gain de matière et une perte de mouvement, et la dissolution l’inverse. Il peut paraître contradictoire qu’elle apaise notre désir dans son ensemble, en même temps qu’elle multiplie nos besoins. Tous les besoins factices qu’elle a engendrés en nous sont bien loin cependant d’être la menue monnaie de la soif et de la faim dont souffraient nos sauvages ancêtres. Et de même, en substituant aux problèmes profondément inquiétants de l’ignorance et de l’insécurité primitive les problèmes, bien plus nombreux, mais bien moins pressants, soulevés par les progrès du savoir à chaque point de ses frontières agrandies, mais reculées, elle allège en somme le poids total du doute et de l’inquiétude.

À ce signe, on reconnaît ses œuvres propres, comme les œuvres propres de la révolution au signe contraire. Leurs points de départ ne sont pas moins différents que leurs effets. La civilisation est un rayonnement imitatif complexe et très antique, qui a pour foyers principaux des découvertes de faits et de lois naturelles, des inventions utiles à tous ; la révolution sociale de notre âge est un rayonnement imitatif plus simple et plus récent, qui a pour foyers des inventions ou découvertes de droits, d’idées subjectives, utiles (ou paraissant telles) à certaines classes ou à certains partis, ou plutôt appropriées à certains tempéraments. Le rayonnement imitatif de la première, c’est le travail, c’est l’émigration extérieure, la colonisation ; celui de la seconde, c’est l’agitation politique, c’est la grève et l’émeute, c’est le déclassement général sous toutes ses formes : émigration intérieure trop rapide (en tant qu’elle n’est pas toujours accompagnée d’un progrès dans le travail) des campagnes vers les villes, fortunes ou ruines subites, passage brusque du néant à la toute-puissance politique, ou vice versé, etc. Or où se recrutent, notoirement, les criminels ou les délinquants d’habitude ? Parmi les déclassés. Sur tant de récidivistes urbains, comptez tous ceux qui le font émigré des champs, non pour travir, mais pour ne rien faire. Sur tant de banqueroutiers frauduleux, de faussaires, d’escrocs, comptez tous ceux qui ont voulu s’enrichir en un jour, non par le