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TARDE. — la statistique criminelle

rait être indispensable. En est-on bien sûr que la charité ait fait son temps, que le rôle de l’abnégation et du désintéressement soit fini ? Qu’on me dise ce qui se fonde socialement sans ces grands ressorts sous nos yeux mêmes, depuis le triomphe d’une armée jusqu’au triomphe d’un parti, depuis un art nouveau jusqu’à une science nouvelle, et quel est le progrès intellectuel ou moral qui ne soit dû à la propagation d’une doctrine, d’un dogme, d’une institution, d’un moyen de transport, d’une forme du beau, d’une grande innovation quelconque lancée dans le monde par l’enthousiasme d’un groupe d’apôtres dévoués à leurs maîtres, lui-même immolé à son œuvre ? Ce que l’amour a créé, l’intérêt ensuite suffit à le reproduire, mais il n’en est pas moins certain que presque tout ce qui a été trouvé de bon, de vrai, d’utile, a été cherché, voulu, directement cherché et voulu, par des pléiades successives d’hommes qui ont aimé l’art pour l’art, a science pour la science, le bien pour le bien. Supposez qu’il n’y eût eu que des égoïstes depuis Caton l’Ancien ; l’esclavage existerait encore dans toute l’Europe, aussi rigoureux que de son temps. La lutte et le concours des égoïsmes n’ont jamais servi qu’à répandre pour ainsi dire l’édition des œuvres produites par l’accumulation des dévouements, ou, si l’on aime mieux, des monomanies et des folies fécondes, des idées fixes qui ruinent l’inventeur et enrichiront les copistes.

En affirmant donc l’efficacité et la nécessité d’un déploiement de bienfaisance, pour repousser le fléau des récidives criminelles, je ne crois rien alléguer d’invraisemblable à priori ; et l’expérience semble me donner raison. Cet appareil de sauvetage qu’on appelle le patronage n’est sérieusement organisé chez nous qu’en faveur des jeunes libérés. Quels effets a-t-il produits ? Le rapport de 1879 nous l’apprend. En ce qui concerne ces mineurs, « la récidive après libération, qui dépassait naguère 20 0/0, est descendue aujourd’hui à 14 0/0 pour les garçons et à 7 0/0 pour les filles. » Pourquoi un tel procédé, reconnu si efficace, ne serait-il pas sur la plus grande échelle appliqué aux majeurs ? « Un fait acquis, indiscutable, dit le rapport de 1878, c’est que les rechutes se produisent surtout dans les premiers mois qui suivent la sortie de prison : d’où cette conclusion que la difficulté du reclassement des libérés est la seule cause de l’accroissement de la récidive. » Voilà le vrai mot ; mais, en présence d’une difficulté maintenant circonscrite à ce point, d’un problème réduit à ces termes, le devoir imposé au cœur n’est pas douteux. Si tout dépend de l’accueil que le libéré va’rencontrer à sa sortie de prison, il faut l’attendre là, veiller sur lui, le protéger, le piloter durant cette passe difficile. Avec beaucoup de bonne volonté généreuse,