Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
62
revue philosophique

Je me suis attaché à cet exemple, parce que, indépendamment de son actualité, il est assez propre à montrer l’importance sociale de limitation et l’aveuglement des théories qui la méconnaissent ou qui l’oublient. Quand on a égard autant qu’il convient à cette action incessante et toute-puissante, on est effrayé sans doute de voir l’armée du crime, la horde des condamnés grossir chaque jour. Mais peut-être aussi, au fond de ces chiffres et à notre point de vue, y a-t-il quelque chose de plus rassurant que les explications de M. Poletti. Le mal est grand, soit ; mais en résulte-t-il que notre société est réellement aussi malade qu’il peut le sembler ? Et croirons-nous pour de bon que notre nation économe et laborieuse, à mesure qu’elle travaille[1], qu’elle épargne davantage, va se dépravant ? Non c’est impossible, et la progression ininterrompue de la proportion des récidivistes parmi les accusés ou les prévenus doit être pour nous un trait de lumière. Cette proportion rapidement et régulièrement grandissante n’est point-en elle-même fâcheuse ; au contraire, elle montre que la criminalité se localise en devenant une carrière, et que de plus en plus la démarcation se creuse, par une sorte de division du travail, entre les honnêtes gens, chaque jour plus honnêtes peut-être ( ?) et les coquins, chaque jour plus mauvais. (Par exemple, il faudrait se garder de voir un signe de l’honnêteté croissante des honnêtes gens dans le chiffre des contraventions fiscales et forestières, lequel s’est abaissé prodigieusement de 81,000 en 1835 à 21,000 aujourd’hui, (abaissement dû, nous le savons, à la faculté de transiger, ou à l’inertie des agents ; lire M. Léon Say à ce sujet.) Le malheur est que le métier de malfaiteur soit devenu bon, qu’il prospère, comme le prouve l’accroissement numérique des délits et des prévenus, même abstraction faite des récidivistes et des récidives.

Il en résulte que la contagion imitative de cette corporation antisociale ne reste pas tout entière renfermée dans son propre sein, où elle se traduit par le mutuel endurcissement, mais qu’elle rayonne en partie au dehors parmi les déclassés qu’elle classe, parmi les oisifs qu’elle occupe, parmi les décavés de tout genre qu’elle enfièvre des perspectives d’un nouveau jeu, le plus riche en émotions. Voilà la vraie source du mal. Maintenant cherchons le remède.

À quoi cela tient-il en général qu’un métier quelconque soit en voie de prospérité ? D’abord, à ce qu’il rapporte davantage, puis à ce qu’il

  1. Sur le progrès supposé de la quantité de travail, je ferai mes réserves. Le travail est devenu plus productif, oui ; mais plus intense ? j’en doute. On remarquera que les campagnes émigrent vers les villes, que le paysan se transforme en ouvrier. Or le paysan français est ce qu’il y a de plus laborieux au monde. Mais ce qu’il y a de plus moralisateur sans contredit, c’est le travail, quel que soit son degré de productivité.