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égale, ou, ce qui revient au même, à immoralité, à criminalité égales, les chutes dans le mal doivent se proportionner exactement à l’accroissement des occasions de chute. Voilà, si je ne le dénature en l’abrégeant, à mon point de vue, l’argument de M. Poletti[1]. Il consiste, en somme, me semble-t-il, à évaluer la criminalité comme on apprécie la sécurité d’un mode de locomotion, et à procéder, pour décider si la criminalité des Français notamment a augmenté ou diminué depuis cinquante ans, comme on procède pour juger si la sécurité des voyages en chemin de fer aujourd’hui est inférieure ou supérieure à celle des voyages en diligences vers 1830. De même qu’ici on résout le problème non en comparant simplement les chiffres des voyageurs tués ou blessés aux deux époques, mais en disant qu’il y en a eu un de tué ou de blessé à telle date ou à telle autre sur tant de milliers de voyages ou de millions de kilomètre parcourus, pareillement on doit, pour répondre à l’autre question, dire qu’il y avait, par exemple en 1830, un abus de confiance poursuivi annuellement sur tel nombre de transactions ou d’affaires susceptibles d’en provoquer, et qu’il y en a un de nos jours sur tel autre nombre de transactions ou d’affaires semblables[2]. Pourquoi ne pas ajouter que, par suite des communications plus fréquentes, des entraînements plus dangereux de la vie urbaine en progrès, l’augmentation énorme du chiffre des adultères constatés n’a rien de surprenant et révèle même un vrai raffermissement de la vertu féminine ?

Cette manière optimiste de voir les choses n’est point partagée, et je ne m’en étonne pas, par l’auteur officiel du Rapport qui déplore

  1. Sa pensée a encore une autre face plus en relief ; qu’ils soient ou non des occasions de chute et des circonstances atténuantes, les actes producteurs sont justement l’opposé et la compensation des actes destructeurs, crimes et délits. Mais c’est une erreur manifeste. Ou n’est neutralisé que par son contraire ; et le contraire d’un vol, par exemple, est-ce une affaire, vente ou achat ? Non, c’est une donation à titre absolument gratuit, ce qui est si rare ! Qu’on me dise si les donations parfaitement désintéressées ont triplé en même temps que les vols… L’acte délictueux est rarement un acte destructeur, opposé comme tel à l’acte producteur correspondant. Il y a l’incendie volontaire. Eh bien, je me demande si les progrès de la bâtisse ont marché aussi vite que ceux de l’incendie volontaire depuis les compagnies d’assurances.
  2. M. Poletti dit (p. 76) que, dans sa manière de voir, la criminalité est un reste (residuo) obtenu en retranchant de la somme d’activité productrice et Conforme aux lois à un moment donné la somme d’activité destructrice et criminelle à ce même moment. Mais, évidemment, il a mal rendu sa pensée, puisque, si le chiffre de la seconde espèce d’activité venait à diminuer, le reste croitrait, d’où il suivrait que la criminalité aurait fait des progrès. C’est le contraire qu’il a voulu dire. Mais le contraire n’est pas exact non plus ; et, en réfléchissant, on verra qu’il s’agit ici de quotient et non de reste, de division et non de soustraction.