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égales, mais à des possibilités inégales, ou plutôt à des rapports respectifs certains d’inégalité. Quételet, après avoir montré que la régularité des actes libres est encore plus grande que celle de tous les autres phénomènes, essaye pourtant de sauver le libre arbitre. Voyons les objections au déterminisme qu’on a faites en se plaçant à son point de vue.

Première objection. — La loi des grands nombres, dit Quételet, ne régissant que le collectif, ne détermine pas chaque acte en particulier. « Toutes les applications qu’on voudrait en faire à un homme en particulier seraient essentiellement fausses, de même que si l’on prétendait déterminer l’époque à laquelle une personne doit mourir en faisant usage des tables de mortalité. » — Quételet se réfute lui-même par cet exemple. Un individu ne meurt pas librement ;’si vous ne pouvez prédire sa mort, à lui, par les tables de mortalité, il n’en résulte pas que cette mort ne soit point déterminée par un concours et une composition de lois nécessaires. Supposer le libre arbitre là où les autres lois suffisent à l’explication, c’est faire une supposition gratuite, comme si, après avoir expliqué les gelées d’avril par les causes ordinaires, on s’obstinait à maintenir par surcroit l’influence de la lune. Les aberrations de mémoire relevées dans la suscription des lettres sont régulières comme les suicides ; il n’en résulte pas que les erreurs de suscription soient volontaires.

Deuxième objection. — La loi des grands nombres, dit-on, est approximative, et en général toutes les lois de la nature sont invérifiables dans leurs derniers détails ; donc il reste dans le détail une place à la contingence. La science, dit M. Zeller, a seulement pour objet les lois générales, et la contingence peut ne porter que sur les faits particuliers. — On pourrait, par ce raisonnement, laisser place jusque dans la loi d’Archimède à l’action des anges et des démons, car on ne peut vérifier la loi dans le menu détail, et, outre que toute loi est générale, elle semble toujours approximative. Mais n’est-il pas logique d’expliquer les écarts apparents d’une loi dans les faits particuliers par sa composition avec une autre loi, comme on explique la déclinaison d’une pierre qui tombe par la rencontre d’un obstacle[1] ?

  1. M. Boutroux, après avoir lui-même reconnu que la statistique n’est pas une preuve de la contingence (p. 64), aboutit cependant à dire : « L’indétermination qui subsiste invinciblement dans les moyennes relatives aux ensembles mécaniques les plus considérables a vraisemblablement sa raison dans la contingence des détails » (p. 68). Cette assertion s’accorde difficilement avec ce qu’il vient de dire : « L’indétermination apparente des cas particuliers ne s’évanouit-elle pas si l’on admet l’existence, dans la nature, de deux sortes de causes : les unes convergentes, etc. ? » (p. 15). « Toute constatation expérimentale, a dit excellemment M. Boutroux, se réduit en définitive à ressesser la