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ANALYSES.c. vallier. De l’intention morale.

l’intention seule mérite de compter, une société de saints ne pourrait-elle pas devenir un enfer ? Des hommes se rencontrent animés d’intentions irréprochables, donc sages et saints, au sens le plus étroitement kantien de ces deux expressions : leurs actes sont matériellement nuisibles, ils se font tort les uns aux autres et portent le trouble dans la société. L’hypothèse paraît absurde ; dans la doctrine de Kant, elle n’est point irréalisable. Comment sortir d’embarras ? À vrai dire, l’absurdité de l’hypothèse n’est qu’apparente. Pour compromettre la sécurité de ses semblables, on peut n’en rester pas moins un fort honnête homme : pécher contre l’ordre social et se soustraire aux injonctions de l’impératif catégorique, cela fait deux, à moins que l’on ne prouve, et ce n’est guère facile, que l’ordre social ait quelque chose à démêler avec la morale. Or l’altruisme, la pratique de la bienfaisance, tout cela est bon pour la société ; il est moins évident qu’au nom de la morale formelle, on puisse nous les commander. Il semble que les difficultés de tout à l’heure sont loin d’être aplanies ; de quoi s’agit-il pour nous en ce moment ? De choisir, ni plus ni moins, entre une morale élastique, indifférente à nos actes, pourvu que nous ayons soin de les abriter derrière des intentions toujours pures, et un code de prescriptions, très précises, commandées au nom de l’intérêt social, mais exemptes par elles-mêmes de toute moralité. Prendre au pied de la lettre la conception du devoir, selon les fondements de la métaphysique des mœurs, conduit à d’étranges conséquences : M. Vallier les aperçoit, les indique et décidément y renonce. Il entend, malgré tout, rester philosophe kantien : de là toute une série de démarches, très intéressantes et qui, si le succès ne risquait d’en être compromis par certaines fautes de tactique, assureraient à M. Vallier un juste renom de dialecticien. Pourquoi, au lieu de concentrer ses forces, se plaît-il à étendre démesurément sa ligne d’attaque ? On le suit toujours avec peine, et jamais l’on est sûr d’avoir exactement saisi sa pensée ou ses intentions. Voici, autant que je l’ai cru comprendre, l’argumentation de l’ingénieux moraliste. La loi morale commande par sa forme et non par sa matière ; Kant est là tout entier. Mais où a-t-il osé dire que la loi morale n’avait point de matière ? L’intention doit présider à mes actes. Rien ne m’empêche, néanmoins, d’avoir des motifs naturels d’agir, dont plusieurs sont contraires au principe de la loi morale. L’acte est distinct de l’intention ; il n’a rien d’essentiellement moral ; pourtant faut-il admettre que l’intention soit toujours détachée de l’acte, et qu’elle puisse indifféremment se réaliser de toutes les manières possibles ? Nos actes, disaient les stoïciens, n’ont pas tous même valeur morale, ils ne sont pas tous à égale distance de l’idéal que la raison impose. Cet idéal, selon Kant, est le respect de la loi, dégagé de tout motif sensible. N’oublions point cependant que c’est parmi nous que le devoir a élu domicile depuis le jour où il nous est tombé du ciel ; autant dire que le motif moral est venu s’intercaler entre les autres motifs d’action, et que nos actes en ont reçu un caractère de moralité