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naissons à nos semblables provient non-seulement de leur qualité d’instruments de la loi morale, mais encore « de leur qualité d’objets, que ma conduite peut rendre utiles ou nuisibles à ma moralité. » Je note en passant cette interprétation égoïste (elle ne l’est que dans la forme, regardez-y bien) de la morale kantienne : considérer son voisin comme un moyen de sa moralité, ou le traiter comme une fin en soi, cela revient au même. En vous respectant, c’est au fond ma propre dignité que je respecte ; plus je suis juste envers vous, plus ma moralité y gagne, et cela m’importe au premier chef. Qu’on me prouve que mon premier devoir est de songer directement au salut des autres[1] !

La justice des hommes est imparfaite, et, malgré toutes les précautions de l’État, la moralité rencontre sur son chemin nombre d’obstacles. De là, les aspirations de l’agent moral vers un mode d’existence, qui n’a rien de commun avec l’existence actuelle. Sommes-nous immortels ? M. Vallier, disciple de Kant, pourrait, semble-t-il, ne pas nous retenir trop longtemps en face de la vie future ; on s’étonne du long chapitre qu’il lui consacre, on s’étonne plus encore des négations auxquelles il nous convie. Le disciple de Kant disparaît ici derrière le dilettante, épris de pessimisme et gagné par les séductions esthétiques de la philosophie du désespoir. Il jette par-dessus bord ses espérances ; il n’y aurait à cela que demi-mal si avec ses espérances il ne jettait aussi celles de l’humanité. « Si l’idée du plaisir doit être soigneusement bannie des motifs envisagés par la conscience, de quel droit lui donne-t-on un rôle en morale ? » Est-on bien sûr, après tout, qu’en aspirant à l’immortalité on aspire au bonheur ? Ou la vie, dans l’autre monde, sera exempte de passions, et chacun s’y engourdira dans un intolérable ennui, ou l’on y aimera encore et l’on y souffrira. Le postulat de l’immortalité ne s’impose donc ni à notre sensibilité, ni à notre raison pratique.

Demandons-nous maintenant s’il est, dans l’homme, une faculté spontanée et intuitive, capable d’interpréter immédiatement la loi morale et de l’appliquer aux cas particuliers. Ici, la discussion s’engage entre le réalisme de M. Janet et le conceptualisme de son adversaire, et nous entrons à proprement parler dans le sujet de la thèse. Oui ou non, y a-t-il une matière de la moralité dont la connaissance est innée aux êtres moraux ? Il y paraît bien, en dépit de Kant, et malgré les objections très graves esquissées au début du livre. La morale ne doit-elle point m’apprendre ce que j’ai à faire ? Thomas Reid, Rousseau, M. Paul Janet ont bien compris et bien développé cela. Venir en aide autrui, rien n’est plus conforme à la règle des mœurs ; mais ce précepte d’assistance, la conscience morale réussit à le formuler dès les premiers jours de la vie raisonnable ; c’est la nature et non l’expérience, semble-t-il, qui nous fait altruistes. À cet égard la doctrine de l’intention morale ne peut, ce nous semble, rien prescrire ; il y a plus : si, en morale,

  1. P. 81 et suiv.