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de l’évidence. Or Descartes n’a-t-il pas raison de placer ce fondement en Dieu[1] ? »

Mais, s’il est vrai que le cercle vicieux disparaît ainsi, c’est à la condition de dépasser la pensée de Descartes, et M. Bouillier le reconnaît. Pour que Dieu garantit l’évidence au point de vue ontologique, il faudrait qu’il garantit non pas les idées, mais les êtres, non pas la valeur objective de mes modes, mais d’abord mon être, puis ses modes, puis la valeur de ces modes. Or la véracité divine garantit seulement que j’ai raison de me fier à ma certitude, que mon esprit est capable d’atteindre la vérité. Descartes se sert donc de la véracité de Dieu pour garantir la véracité de l’homme, c’est-à-dire d’un attribut divin pour garantir un attribut humain. Il ne se sert pas de l’être divin pour garantir l’être humain. Il ne dit pas, comme Malebranche, que ce que nous connaissons le moins, c’est nous-même, il n’oserait même pas dire que nous connaissons Dieu mieux que nous ne nous connaissons : l’âme est ce qu’il y a de plus aisé à connaître ; ce n’est donc pas l’être de Dieu qui nous garantit notre être. La véracité divine ne garantit donc pas l’évidence ontologique, puisque je me sais être avant de savoir que Dieu est.

De plus, M. Bouillier a-t-il raison de dire que « l’évidence telle qu’elle se fait en mon esprit se suffit entièrement ? » Est-ce qu’il ne m’est pas possible de douter des choses même qui me paraissent le plus évidentes ? Ne puis-je pas me tromper en nombrant les côtés d’un carré, en disant que 2 et 3 joints ensemble donnent 5 ? « Cette évidence suffirait si nous avions une persuasion si ferme qu’elle ne puisse être ébranlée ; … mais on pourrait bien douter si l’on a quelque certitude de cette nature, ou quelque raison qui soit ferme et immuable[2]. » Il semble donc qu’il ne faille pas attribuer à la certitude purement humaine la même valeur qu’à la certitude que Dieu garantit.

C’est ce que M. Fouillée a senti et ce qui lui a suggéré cette explication : « Il faut remarquer que le premier critérium est celui de la certitude subjective et le second celui de la certitude objective ; le second n’empêche pas le premier dont il est, selon Descartes, le complément nécessaire[3]. » Cette explication a eu une certaine fortune, on la trouve encore de temps en temps, et cependant son auteur lui-même l’a à peu près reniée[4], et il faut reconnaître qu’en

  1. Histoire de la philosophie cartésienne, c. 3, t.  I, p. 84.
  2. Rép, aux IIe object., no 30, t.  II, p. 60.
  3. Histoire de la philosophie, p. 250, 1 vol.  in-8o. Delagrave, 1875.
  4. Dans une édition nouvelle de cette étude imprimée en tête d’une édition classique de Descartes (in-18. Belin, 1876), M. Fouillée ajoute en effet (p. 36) à la phrase citée ce correctif : « Malgré cela, Descartes n’échappe pas complétement à l’objection. »