Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/526

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
516
revue philosophique

que Descartes n’a pas voulu faire ici un raisonnement, même implicite, et dont la formule serait : Ce qui pense existe ; or je pense, donc j’existe. Car, puisque tout raisonnement doit s’appuyer sur une vérité certaine et demande l’exercice de la raison, Descartes, qui à déjà nié et la certitude des premiers principes et la valeur de la raison, ne pouvait raisonner et faire reposer sur une vérité première le fondement de sa philosophie, sans se contredire formellement. Le Cogito, ergo sum, doit donc être posé non comme un raisonnement, sous forme d’enthymème, mais comme un fait, un double phénomème psychologique, simultanément aperçu par la conscience d’une manière indubitable[1]. »

Il semble que les réclamations de Descartes ont porté leur fruit, mais son grand principe n’est pas pour cela à l’abri de la critique des successeurs du P. Bourdin et du P. Daniel. L’auteur que nous venons de citer continue, résumant les opinions de deux autorités de sa compagnie, professeurs au Collège romain, les PP. Liberatore et Tongiorgi : « Le premier principe de Descartes : Je pense, donc je suis, est établi ou comme un fait subjectif, un phénomène intérieur de conscience, ou il est posé comme un jugement ayant une valeur objective réelle. Dans le premier cas, c’est-à-dire si le principe de Descartes n’est qu’un fait subjectif, l’édifice construit sur ce fondement n’aura lui aussi qu’une valeur subjective. Nous sommes condamnés à ne pouvoir connaître avec certitude que les phénomènes du moi. Le passage du moi au « non-moi » est impossible, puisque tous les ponts sont détruits. — Dans le second cas, c’est-à-dire si le principe établi a une valeur objective, Descartes, en disant : Je pense, donc je suis, suppose déjà comme certaines, et la véracité de la raison qui établit ce fondement, et la réalité objective des idées, et la vérité du principe de contradiction. Donc, ou le fondement de Descartes n’est pas l’unique loi de nos connaissances, ou bien la certitude objective est impossible et l’on devient kantiste[2]. » Et le P. Liberatore conclut par ces rudes paroles : « La méthode de philosopher inventée par Descartes procède sans méthode, sans règle et sans autre avantage qu’une contradiction toute nue[3]. »

On doit remarquer d’abord que, pour être conséquent avec l’expli-

  1. P. Jaffre, Cours de philosophie, t.  I, p. 105, 4 vol.  in-8o, autographié, Lyon, lith. Jacquet, sans date, mais postérieur à 1870.
  2. id., ibid., p. 108.
  3. « Jure igitur concludere possumus : à Cartesio methodum philosophandi excogitatam esse, quæ procedit sine methodo, sine regula et sine remedio, præter undam contraditionem. » (Institutiones philosophicæ, t.  I, p. 242, 3 vol.  in-8o, Romæ, typis Civilitatis catholicæ, 1864.)