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SÉAILLES. — philosophes contemporains

sans cesse. Loin d’être l’intelligible, le mécanisme fait du monde un problème insoluble et contradictoire. « L’ordre des causes finales est affranchi de la contradiction qui pèse en quelque sorte sur celui des causes efficientes ; car, bien que les diverses fins de la nature puissent jouer l’une à l’égard de l’autre le rôle de moyens et que la nature tout entière soit peut-être suspendue à une fin qui la surpasse, chacune de ces fins n’a pas moins en elle-même une valeur absolue et pourrait, sans absurdité, servir de terme au progrès de la pensée[1]. » Seul le bien est vraiment intelligible, parce que seul le bien se suffit à lui-même et ne tourmente plus l’esprit d’aucun problème. Le réel, c’est l’intelligible. Le bien est donc la seule réalité véritable, et c’est à lui qu’il faut subordonner toutes les apparences, c’est en lui qu’il faut chercher toute explication définitive. « La science proprement dite ne porte que sur les conditions matérielles de l’existence véritable, qui est en elle-même finalité et harmonie ; et puisque toute harmonie est un degré, si faible que ce soit, de beauté, ne craignons pas de dire qu’une vérité qui ne serait pas belle ne serait qu’un jeu logique de notre esprit, et que la seule vérité solide et digne de ce nom c’est la beauté[2]. »

Ne pouvant nous soustraire à la loi des causes efficientes, nous imaginons que les moyens produisent la fin, que le principe de l’harmonie est dans les mouvements qui se concertent pour la réaliser. La loi des causes efficientes n’est en dernière analyse « qu’une illusion de notre entendement qui renverse l’ordre de la nature en essayant de le comprendre[3]. » Souvenons-nous que le mécanisme n’a de sens que par l’espace et le temps, que l’espace et le temps ne sont rien que les formes à priori de la sensibilité, nous comprendrons que la matière et les causes ne sont qu’une hypothèse nécessaire, « ou plutôt un symbole indispensable par lequel nous projetons dans le temps et dans l’espace ce qui est en soi supérieur à l’un et à l’autre[4]. » Un esprit qui pense sous la forme de l’espace et du temps est contraint de mettre ses idées les unes après les autres, de représenter symboliquement le rapport de subordination des moyens aux fins par un rapport de succession dans le temps, de mettre ainsi la cause après l’effet, renversant l’ordre réel des choses, cherchant l’intelligible dans ce qui ne peut être compris par soi, la raison du bien dans un hasard heureux. « L’opposition de l’abstrait et du concret, du mécanisme et de la finalité ne repose que sur la distinction

  1. Du fondement de l’induction, p. 93.
  2. id., p. 92.
  3. id., p. 94.
  4. id., p. 95.