Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/446

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
436
revue philosophique

tous les instincts de l’être, une tendance nouvelle, un instinct artificiel à l’état naissant. Le cas le plus curieux qu’ait observé peut-être M. Richet se trouve relaté dans un article précédent d’octobre 1880. Il s’agit d’une femme qui mangeait fort peu d’habitude. Un jour, pendant son sommeil, M. Richet lui dit qu’il fallait manger beaucoup. Etant réveillée, elle avait complètement oublié la recommandation ; cependant, les jours suivants, la religieuse de l’hôpital prit M. Richet à part pour lui dire qu’elle ne comprenait rien au changement accompli chez la malade. « Maintenant, dit-elle, elle me demande toujours plus que je ne lui donne. » — Il y a là non seulement exécution d’un ordre particulier, mais impulsion inconsciente se rapprochant de l’instinct naturel. En somme, tout instinct, naturel ou moral, dérive, selon la remarque de Cuvier, d’une sorte de somnambulisme, puisqu’il nous donne un ordre dont nous ignorons la raison. Nous entendons la « voix de la conscience » sans savoir d’où elle vient. Pour varier les expériences, il faudrait ordonner à la patiente non seulement de manger, mais par exemple de se lever matin tous les jours, de travailler assidûment. On pourrait en venir à modifier par degrés de cette manière le caractère moral des personnes, et le somnambulisme provoqué pourrait prendre une certaine importance, comme moyen d’action, dans l’hygiène morale de l’humanité. Toutes ces hypothèses tentantes sont suspendues à la question de savoir si les observations de M. Richet portent sur des cas rares et exceptionnels ou si les faits qu’il raconte pourraient se reproduire et se généraliser chez la plupart des sujets.

Au cas où les expérimentations de ce genre se confirmeraient, on pourrait aller plus loin et voir s’il ne serait pas possible d’annuler, par une série d’ordres répétés, tel ou tel instinct naturel. On dit qu’on peut faire perdre à une somnambule la mémoire, par exemple la mémoire des noms ; on pourrait même, selon M. Richet, faire perdre toute la mémoire (Rev. philos., novembre 1880) ; il ajoute : « Cette expérience ne doit être tentée qu’avec une grande prudence ; j’ai vu survenir dans ce cas une telle terreur et un tel désordre dans l’intelligence, désordre qui a persisté pendant un quart d’heure environ, que je ne voudrais pas recommencer souvent cette tentative dangereuse. » Si l’on identifie la mémoire, comme la plupart des psychologues, avec l’habitude et l’instinct, on pensera qu’il serait possible aussi d’anéantir provisoirement chez un somnambule tel instinct, même des plus fondamentaux, comme l’instinct maternel, l’instinct de conservation, etc. Et maintenant il faudrait savoir si cette suppression de l’instinct ne laisserait pas quelques traces après le réveil. On pourrait alors éprouver la force de résistance des divers instincts,