Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/399

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
389
SECRÉTAN. — la métaphysique de l’eudémonisme

Que la spéculation parte de l’ordre dit moral ou de l’ordre dit physique, elle n’en a pas moins à redouter le bon sens vulgaire. Il ne sert de rien de faire observer au naturaliste passé philosophe que sa matière blanche, grise, verte ou rouge est une création de son esprit aussi bien que les couleurs dont il la pare ; les sciences naturelles n’ont point à examiner cette question, qui n’est pas de leur ressort, et dès lors, la philosophie étant devenue une spécialité des sciences naturelles, la philosophie n’y prendra pas garde non plus. Pareillement, si Duns Scot ou Descartes enseignent que le bien et le mal moral dépendent de la volonté divine, un honnête homme n’admettra jamais qu’un oukaze quelconque, fût-il même daté du ciel, puisse faire du vol une vertu ni de la pudeur un vice ; l’honnête philistin repoussera donc avec indignation la doctrine de Scot et de Descartes. Il oublie à la vérité que changer ses idées du bien et du mal serait rompre l’ordre établi de Dieu dans sa constitution mentale, ce qui naturellement resterait impossible, dans le cas même où cet ordre serait contingent, de sorte que cette impossibilité subjective ne prouve rien. Il oublie surtout qu’il ne saurait statuer un ordre moral, une nature des choses distincts de Dieu, sans nier Dieu. Son anthropomorphisme incurable lui représentera toujours Dieu comme un agent soumis à une nature des choses, qui lui semble exister par elle-même en raison de la nécessité dont elle est pour sa pensée, et qu’il constate sans chercher à se l’expliquer. De même, dans le sujet qui nous occupe, l’identité de l’être et du bien n’est pas claire pour le philistin, qui, dans son incapacité de sortir du relatif, fait intervenir dans la discussion des principes métaphysiques toutes les notions concrètes auxquelles il s’agit d’atteindre. Qu’il prenne patience, si, malgré tout, le sujet l’intéresse ; nous n’en sommes point encore à l’ordre moral ; nous ne connaissons pas encore les conditions de l’établissement d’un ordre moral. Nous n’avons encore que la notion de l’être en général, et la nécessité de statuer un être premier, source de tout être et de toute apparence. L’idée du bien dépend de cette nécessité de la raison. Dans l’abstrait et dans l’absolu, être et bien sont synonymes ; vouloir l’être, c’est vouloir le bien. Qu’est-ce que le bien ? Cette question domine toute la métaphysique, comme elle domine toute la morale ; mais elle n’a pas le même sens dans la métaphysique et dans la morale. L’expérience nous est indispensable pour arriver à la définition du bien moral. Cette définition se rapporte à notre condition particulière ; elle ne semble pas applicable au bien en soi, au bien absolu, qui serait le bien de l’être absolu et la raison de tout bien quelconque. Nous ne voyons pas même au premier abord comment nous pourrions