IV. L’attribution au moi dans le criticisme phénoméniste. — L’attribution au moi, psychologique ou morale, est encore plus inexplicable dans la doctrine des commencements absolus que dans l’indifférentisme. L’attribution, en effet, suppose un lien entre moi et mes actes ; elle suppose l’unité et la continuité du moi. Or, dans le criticisme phénoméniste, il y a des commencements encore plus absolus que dans l’indifférentisme. Comment les attribuer au moi, avec lequel ils ne sont pas liés ? Ce sont des commencements absolus en moi, admettons-le ; mais supposons des commencements absolus (réels ou apparents) dont je serais simplement le théâtre, par exemple une sensation imprévue ; en quoi se distingueront-ils des commencements absolus dont je serais la cause ? Puis-je même dire que moi j’en suis la cause ? Moi, c’est « le groupe de phénomènes et de lois[1] » ; or les phénomènes commençant absolument n’ont leur cause ni dans les autres phénomènes antérieurs ou simultanés, ni dans les lois ; ils ont leur cause en eux-mêmes ou, si l’on préfère, ils sont eux-mêmes causes.
Aussi l’attribution à la conscience est-elle impossible, et il n’y a point, selon le criticisme phénoméniste, « conscience de la liberté ». Mais alors s’élève une nouvelle et insurmontable difficulté : si la liberté est purement phénoménale et non, comme dans Kant, nouménale, on ne voit plus pourquoi elle n’aurait pas conscience
- ↑ Essais, p. 360.
temps il juge vrai ; mais vous admettez qu’il peut nier la vérité de ce qu’à l’instant précédent il a jugé vrai. Un tel pouvoir serait précisément ce qu’on est convenu d’appeler inconséquence et déraison. Un homme qui a perdu la raison ne nie pas et n’affirme pas en même temps ; seulement, après avoir affirmé qu’il fait jour, il crée et fait sortir de « précédents » identiques cette négation : il fait nuit. Les moments successifs de son raisonnement ne sont pas plus enchaînés que ne le sont, selon vous, les moments successifs d’une délibération ; il appelle tour à tour la représentation du jour et celle de la nuit. À chaque instant, il est d’accord avec soi ; il ne se contredit que d’un instant à l’autre ; la folie est une raison discontinue. Bref, vous reprochez aux partisans de la liberté indifférente que, « le jugement rendu, la volonté reste, qui, étrangère à tous ces motifs et cause non causée, peut aussi bien casser ce jugement que l’exécuter, et agir d’elle-même sans raison et contre la raison » (p. 64) ; mais vous, vous admettez que, le jugement rendu, la volonté peut aussi bien, « cause non causée », maintenir ce jugement ou le changer en son contraire, et juger ainsi arbitrairement « sans raison et contre la raison », Répondre que la volonté se crée un motif de juger et de vouloir différent avec des motifs précédents identiques et que par conséquent elle ne juge ou ne veut jamais sans motif, c’est doubler la difficulté au lieu de la résoudre ; car alors de motifs identiques sort non seulement une volition différente, mais encore un motif et un jugement différent, comme si d’une majeure et d’une mineure identiques sortait tout d’un coup une conclusion différente. C’est l’arbitraire installé non seulement en pleine volonté, mais en pleine intelligence, là où précisément sont le plus inévitables toutes les lois soit de le cérébration inconsciente, soit de la pensée consciente.