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phénoméniste, sont en nous : l’homme présent peut se détacher de l’homme passé, au moins sur quelques points réservés à la nouveauté absolue, aux commencements absolus ; il peut dire : « Toi et moi, nous sommes deux » ; ce n’est pas seulement une dualité, mais une pluralité indéfinie qu’on place ainsi en nous : il y a en effet non pas deux, mais plusieurs commencements absolus ; et, comme sous ces commencements le criticisme phénoméniste n’admet point la permanence d’une substance quelconque, il en résulte qu’il n’y a plus seulement un changement en moi, mais une vicissitude (au sens de Kant[1]), un « perpétuel devenir », une « suite continue » ou plutôt discontinue « de morts et de naissances », enfin une série de petites créations, qui brisent pour ainsi dire le moi en autant de fragments[2]. L’analyse des criticistes est donc aussi peu scientifique que leur synthèse : loin de montrer, comme ils l’espéraient, l’identité de l’indifférentisme avec le déterminisme, ils mettent en pleine lumière l’identité de l’indifférentisme avec le libre arbitre. C’est ce que va rendre encore plus évident l’examen des conséquences psychologiques et morales qui découlent de leur théorie.

III. Conséquences psychologiques. — L’indéterminisme de la pensée. — La première question que soulève le criticisme phénoméniste est celle des rapports de la pensée et du libre arbitre. Le jugement, acte essentiel de la pensée, peut-il être le produit d’un libre arbitre échappant d’une part aux lois nécessaires de l’association des idées, de l’autre aux lois nécessaires des sentiments et des désirs[3] ?

Précisons d’abord cet important problème, sur lequel il est né-

  1. « On peut (remarque Kant) dire, au risque d’employer une expression en apparence quelque peu paradoxale, que seul le permanent, la substance, change, et que le variable n’éprouve pas de changement, mais une vicissitude, puisque certaines déterminations cessent et que d’autres commencent, » (Raison pure, Tr. Barni, I, 248).
  2. Jules Lequier, Essais, p. 377.
  3. M. Renouvier nous objecte qu’en touchant à cette question, dans notre dernière étude, nous n’avons pas distingué les jugements sur des choses échappant à l’expérience et les jugements sur des choses vérifiables par l’expérience ; en un mot, les objets de la métaphysique et ceux de la science. Il y aurait donc libre arbitre dans les propositions métaphysiques, et déterminisme dans les propositions scientifiques. — À cela nous pourrions nous contenter de répondre que, dans notre précédente étude, nous avons critiqué à la fois M. Renouvier, M. Secrétan, M. Delbœuf et d’autres philosophes. Or M. Secrétan et M. Delbœuf, qui se sont inspirés ici de M. Renouvier, ont parlé non pas seulement de la métaphysique, mais encore et surtout de la science. M. Renouvier lui-même, qui se rejette aujourd’hui sur la distinction des vérités philosophiques et des vérités scientifiques, ne l’a faite nulle part expressément ; enfin sa théorie comporte si peu cette distinction qu’encore aujourd’hui nous allons le voir l’abandonner lui-même.

    « Faire avancer la science, dit M. Secrétan, c’est donc amener l’uniformité des représentations. Maintenant, comment les opinions divergentes pourraient-elles