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SÉAILLES. — philosophes contemporains

comme ses hardiesses. Il se croyait si difficilement lui-même qu’on était tenté de le croire sur parole. Sa supériorité s’imposait. Surtout il avait cette force rare d’échapper à l’analyse. On n’avait pas sa formule. Il éveillait une curiosité bienveillante, qui ne parvenait pas à se satisfaire. Le contraste apparent de ses croyances bien connues avec la hardiesse de ses vues spéculatives ajoutait à son enseignement le charme d’un mystère psychologique qui soutenait l’intérêt. On le cherchait dans ses paroles sans indiscrétion, avec la volonté de découvrir la logique supérieure qui préside à toutes les démarches d’un grand esprit, qu’il le sache ou qu’il l’ignore.

M. Lachelier était encore à l’École normale, quand le hasard d’un examen le mit en présence de M. Ravaisson. Ce fut le principe d’une amitié durable et d’un commerce d’esprit qui, sans rien enlever à la liberté du disciple, l’aida à prendre conscience de lui-même. D’après M. Ravaisson, l’esprit n’a qu’à s’approfondir pour atteindre l’Être et ses lois. Trait d’union entre le monde et Dieu, il trouve en lui de quoi entendre la nature et l’absolu. La métaphysique, c’est la. vision immédiate de l’Être, développée par l’analyse réfléchie. M. Lachelier accepte cette formule, mais il lui donne un sens nouveau. La négation de toute substance étrangère à l’esprit, c’est la philosophie même, qui n’existe que si tout est intelligible. Mais la méthode intuitive repose sur une expérience intérieure : elle affirme, elle ne prouve pas. Les clartés du sentiment trop souvent se voilent et s’obscurcissent. Il ne s’agit pas de persuader, mais de convaincre ; de faire appel à la complaisance individuelle, mais de contraindre l’esprit par la force irésistible de l’enchainement dialectique. M. Ravaisson a donné à M. Lachelier le principe et la conclusion de sa philosophie : l’esprit est ce qui est. Kant lui a donné le sens de cette formule, la méthode qu’elle contient. S’il n’y a pas d’objet extérieur à la pensée, il suffit d’analyser la pensée pour y trouver l’objet. Le monde ne peut être qu’un jeu d’idées, c’est-à-dire l’esprit absolu traversant des formes qui le travestissent jusqu’à le rendre méconnaissable. Dieu, c’est l’esprit ramené en lui-même, se distinguant par la réflexion de l’objet qu’il crée. Il semble qu’il y ait dans Kant une idée perpétuellement sous entendue : l’esprit est l’absolu ; M. Lachelier l’exprime. Pour saisir sa philosophie dans ses éléments et dans ses origines psychologiques, si j’ose dire, il faut imaginer un esprit séduit tout à la fois par le mécanisme de Descartes, par la philosophie de la force de Leibniz, par la méthode intuitive de M. Ravaisson, et trouvant dans une méditation prolongée des trois critiques de Kant le sens et l’unité de ces divers points de vue.

L’esprit absolu prend toujours, il faut l’avouer, quelque chose de