II
La nature d’un être contient sa destinée : comme la psychologie, la morale nous ramène de l’objet au sujet, des phénomènes à l’être, des inclinations à la liberté. Par cela même que l’homme est la pensée se présentant l’illusion d’un objet qui la limite, il ne doit aller au vrai bien qu’en traversant le mirage des biens extérieurs. Il veut accomplir sa destinée, et sa destinée lui apparaît d’abord comme la satisfaction de ses tendances personnelles. C’est la morale de l’égoïsme, la morale du plaisir poursuivi par un être raisonnable et prévoyant. Plaisirs des sens, bien-être, plaisirs de la vanité, plaisirs de l’ambition, voilà le cercle dans lequel tourne l’égoïsme. Les plaisirs des sens ne dépendent pas de nous ; cherchez le bonheur dans le plaisir, quand-vous êtes né avec une maladie organique. Ils n’occupent pas les facultés supérieures de l’âme qui, cherchant l’infini dans la sensation, tuent le corps sans se satisfaire. Enfin l’habitude les émousse en les rendant nécessaires, et ce prétendu bonheur n’est que la fièvre d’une soif toujours inassouvie. Quant au bien-être, il exige la prudence, l’épargne, et il manque d’intensité ; de plus, si tout le monde y prétend, on se bat, et la guerre ne laisse plus personne en jouir. Reste la vanité, l’ambition. On ne dépend plus de la nature physique, on dépend des autres hommes : pour les dominer, on se fait leur esclave. On veut être admiré, mais l’admiration est une forme de l’amour qui ne s’obtient que par le désintéressement. Ce n’est pas l’ambitieux qui est admiré, c’est le personnage qu’il joue : il ne peut échapper à la conscience de son mensonge. Il a la gloire, comme l’acteur de tragédie la majesté royale. Enfin l’égoïste qui croit tout posséder ne possède rien. Il laisse échapper tout ce qui vaut la peine, tout ce qu’il y a d’aimable et d’intelligible : son âme est une solitude vide et désolée. Il s’est séparé de tout, il ne lui reste rien que l’illusion de l’individualité. La morale égoïste est absurde ; c’est assez de rechercher le bonheur pour ne pas l’atteindre[1].
Accomplir sa destinée, c’est satisfaire ses tendances ; l’égoïsme n’est faux que parce qu’il est incomplet, L’homme s’est calomnié lui-même ; l’égoïsme est animal, il n’est pas humain. L’homme par la raison peut entrer en sympathie avec tout ce qui est, comprendre le
- ↑ Morale, leç. 2e.