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nécessaires à la pensée la plus abstraite que les mouvements de l’œil ou de la main à la perception immédiate des objets[1] ; or, ces signes sont des mouvements, ces mouvements sont dans l’espace, le savant qui en a conscience a donc conscience de quelque chose d’étendu. En créant le monde, la pensée n’en sort pas, elle reste dans l’espace et dans le temps.

Comme l’intelligence, la sensibilité et l’activité nous laissent dans le monde. L’homme règle sa conduite en vue d’un bien extérieur qu’il n’obtient qu’en se conformant aux lois de la nature. Mais, comme il établit entre les phénomènes des rapports nécessaires, comme il lie dans le temps les états successifs, comme il distingue le moi dans son unité de tous les éléments qui le constituent, quelque chose de nouveau apparaît : la prévoyance. L’animal ne peut se réjouir ou s’attrister que de ce qu’il éprouve ou de ce qu’il imagine ; pour l’homme, le présent tient au passé, prépare l’avenir ; il anticipe sur les plaisirs futurs, il jouit par le souvenir des plaisirs passés. Il ne se jette plus sur la sensation qui passe, il se représente toute la suite du temps, et il imagine un état de bien-être capable de remplir toute cette durée. À l’idée du plaisir, il substitue ainsi l’idée du bonheur, qui n’est pas l’idée de la plus grande somme de plaisirs possible, mais l’idée d’un état où toutes les facultés de la vie moyenne trouveraient leur plein développement par le travail, par le succès et par l’amour. Notre bien nous apparaissant comme un événement possible qui dépend de nous en une certaine mesure, nous avons le choix entre des moyens divers, plus ou moins habilement combinés, et la détermination immédiate par l’intelligence et la volonté remplace la détermination immédiate par l’instinct et par l’imagination[2].

Dans la vie moyenne, la pensée ne se donne l’existence qu’en donnant l’existence au monde ; elle se saisit comme cause mais dans ses effets ; elle apporte bien quelque chose d’à priori, d’interne, qui dépasse l’expérience, mais elle adapte ses données aux formes de la sensibilité, et elle ne peut s’exercer que par l’intermédiaire du mouvement, dont elle perçoit la face subjective. Son unité reste une unité de mouvements en rapports, l’unité d’un système, d’une diversité, qui suppose l’organisme. La pensée peut aller plus loin, se détacher entièrement du monde et du corps et par la réflexion se saisir elle-même dans sa réalité éternelle : c’est la vie divine, la vie de l’esprit pur. Dans la vie inférieure, la pensée est absorbée dans l’objet ; il n’y a encore ni espace, ni temps, ni personnalité, ni conscience ; dans la vie moyenne, le sujet s’oppose à l’objet, s’eh distingue ;

  1. Log., leç. XII.
  2. Psych., leç. XI, XX, XXI, XXII.