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SÉAILLES. — philosophes contemporains

sations ne nous font pas sortir de nous-mêmes. Le froid n’a d’autre réalité que celle que lui dorme notre perception. Les prétendues qualités premières ne nous révèlent pas davantage une réalité distincte de l’esprit. « L’étendue n’est pas autre chose que le rapport des phénomènes sensibles avec la forme de l’espace. La résistance, c’est la sensation de quelque chose qui est en dehors de notre corps, d’une tendance au mouvement opposée à la nôtre. Mais ce corps et le nôtre ne sont que des perceptions de notre esprit. Dire que notre corps est distinct des autres corps matériels, c’est dire que nous nous représentons nécessairement les corps dans l’espace, les uns en dehors des autres ; mais tous ces corps ensemble résident dans notre pensée[1]. »

Est-il à dire que l’existence du monde repose sur mon existence individuelle ? Nullement. Il faut distinguer la connaissance scientifique de la connaissance sensible. La connaissance que nous donnent nos yeux est toute relative à nous et à notre point de vue. À cause de sa proximité de la terre, la lune nous apparaît comme un des plus grands corps célestes, tandis que des astres énormes se réduisent à des points lumineux et tremblants. L’astronomie, c’est la connaissance du système céleste telle que pourrait l’obtenir un esprit quelconque abstraction faite de toute situation dans l’espace. La connaissance sensible a un point de vue particulier ; elle dépend de l’espace et du temps ; elle répond à mon existence individuelle. « La connaissance scientifique, à laquelle est identique existence du monde, c’est lx connaissance que pourrait acquérir un esprit dégagés des sens et qui par conséquent n’aurait pas de point de vue particulier sur lunivers[2]. » Le monde n’est pas une illusion subjective ; le monde, c’est la pensée, traversant le prime des formes de la sensibilité, se brisant en une infinité de rayons, mais les recueillant par les catégories de l’entendement, les ramenant à une unité relative, image de l’unité primitive et absolue du foyer dont ils émanent.

Mais, si le monde n’est qu’un ensemble de phénomènes bren liés, qe sont les autres hommes, sinon des phénomènes ? Et quoi de plus choquant que de voir l’âme s’attribuer à elle seule toute réalité ? « Il

  1. Logique, liv.  XVII. « Dans la connaissance, le sujet et l’objet existent au même titre comme les deux termes d’un même rapport : ils sont distincts non pas comme deux existences séparées, mais comme les deux pièces d’un seul et même tout spirituel. »
  2. Logique, leç. XVIII : « Nous ne sommes, eu tant qu’individus, que l’ensemble de nos sensations, et une nécessité, dont nos sensations, en tant que telles, né sauraient rendre compte, constitue par cela même une existence aussi distincte de la nôtre que l’on peut raisonnablement le demander. » (De fondement de l’induction.)