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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

reux, des autres martyrs de la vie ? Il ne le semble pas. Toute souffrance, involontaire ou voulue, nous apparaît toujours comme ayant des droits idéaux à une compensation, et cela uniquement parce qu’elle est une souffrance. Compensation, c’est-à-dire balancement, est un mot qui indique un rapport tout logique et sensible, nullement moral. De même pour les mots de récompense et de peine, qui ont le même sens. Ce sont des termes de la langue passionnelle transportés mal à propos dans la langue morale. La compensation idéale des biens et des maux sensibles est tout ce qu’on peut retenir des idées vulgaires sur le châtiment et la récompense. Il faut se rappeler que la Némésis antique ne châtiait pas seulement les méchants, mais aussi les heureux de la vie, ceux qui avaient eu plus que leur part de jouissance. De même le christianisme, dans les temps primitifs, considérait les pauvres, les infirmes d’esprit ou de corps, comme ceux qui avaient le plus de chance d’être un jour les élus. L’homme riche de l’Évangile est menacé de l’enfer sans autre raison apparente que sa richesse même. Les premiers seront les derniers. Aujourd’hui encore, ce mouvement de bascule dans la grande machine du monde nous parait désirable. L’idéal semblerait l’égalité absolue de bonheur entre tous les êtres, quels qu’ils fussent ; la vie, au contraire, est une consécration perpétuelle de l’inégalité ; la majeure partie des êtres vivants, bons ou mauvais, aurait donc droit dans l’idéal à une réparation, à une sorte de balance des joies, à un nivellement universel. Il faudrait aplanir l’océan des choses. Que cela ait jamais lieu, aucune induction tirée de la nature ne peut le faire supposer, tout au contraire ; mais nous disons que cela devrait avoir lieu, et cette compensation générale de toutes les souffrances, nous aimons naïvement à l’espérer.

M. Guyau.