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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

nières conséquences, devrait plutôt aboutir logiquement à cette pensée d’une femme d’Orient que nous rapporte le sire de Joinville : « Yves, frère prêcheur, vit un jour à Damas une vieille femme qui portait à la main droite une écuelle pleine de feu, et à la gauche une fiole pleine d’eau. Yves lui demanda : « Que veux-tu faire de cela ? » Elle lui répondit qu’elle voulait avec le feu brûler le paradis, et avec l’eau éteindre l’enfer. Et il lui demanda : « Pourquoi veux-tu faire cela ? — Parce que je ne veux pas que nul fasse jamais le bien pour avoir la récompense du paradis, ni par peur de l’enfer, mais simplement par amour de Dieu. »

Une chose paraîtrait concilier tout : ce serait de démontrer que la vertu enveloppe analytiquement le bonheur ; que choisir entre elle et le plaisir, c’est encore choisir entre deux joies, l’une inférieure, l’autre supérieure. Les stoïciens le croyaient, Stuart Mill aussi et Épicure lui-même. Il y a quelque vérité dans cette hypothèse, mais sa complète réalisation n’est vraiment pas « de ce monde ». Nous ne croyons pas que sur terre elle puisse plus que les autres résister à l’examen. Si la vertu est essentiellement « gratuite et désintéressée », il ne s’ensuit pas qu’elle soit à elle-même une parfaite récompense sensible, une pleine compensation (praemium ipsa virtus).[1]

  1. du stoïcisme. De ce nombre semblent la morale de M. Renouvier en France et celle de M. Sidgwick en Angleterre. « La raison, dit M. Renouvier (avec lequel le moraliste anglais est sur ce point entièrement d’accord) n’a de prix et ne se fait reconnaître qu’autant qu’elle est supposée être conforme à la cause finale, principe des passions, au bonheur… Le postulat d’une conformité finale de la loi morale avec le bonheur… est l’induction, l’hypothèse propre de la morale… Refuse-t-on ce postulat ?… l’agent moral pourra opposer à l’obligation de justice une autre obligation, celle de sa conservation propre, et au devoir l’intérêt tel qu’il se le représente… Au nom de quoi lui enjoindrons-nous d’opter pour le devoir ? » (Science de la morale, t.  I, p. 171). M. Renouvier, esprit très sinueux et circonspect, essaye bien ensuite de diminuer la portée de cet aveu par une distinction scolastique. La sanction, dit-il, est moins un postulat de la morale qu’un postulat des passions, « nécessaire pour les légitimer et les faire entrer dans la science. » Par malheur, il vient de reconnaître qu’il ne peut pas y avoir de science de la morale indépendamment des passions, et que l’obligation de l’intérêt est une puissance logiquement équivalente à l’obligation morale. Si les passions postulent une sanction, d’autre part la morale, tell que l’entend M. Renouvier, postule les passions. C’est un cercle. Dans la morale ainsi conçue, le devoir se trouve, du moins au point de vue logique, mis sur un pied d’égalité avec l’intérêt : on place Bentham et Kant l’un en face de l’autre, on reconnaît qu’ils ont tous deux raison, et on s’arrange de manière à leur bire vouloir les mêmes objets au nom de principes contraires. La sanction sert de terrain d’accord, et le rémunérateur suprême, de juge de paix. Nous n’avons point à apprécier ici la valeur de ces systèmes de morale. Constatons seulement que le formalisme de Kant y a disparu ; que « l’obligation de faire son devoir uniquement par devoir » n’y existe plus et est considérée comme un pur paradoxe (Sc. de la morale, I, 178}, que la sanction n’est plus une conséquence du devoir, mais simplement une condition : alors cette idée change