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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

la félicité comme récompense ; en un mot, ce n’est plus un régime de législation, conséquemment de vraie sanction. Nous pouvons même dire qu’on nous transporte ici dans une région supérieure à celle de la justice proprement dite : c’est la région de fraternité. Ce n’est plus la justice commutative, car l’idée de fraternité exclut celle d’un échange mathématique, d’une balance de services exactement mesurables et égaux sous le rapport de la quantité. La bonne volonté ne mesure pas quantitativement son retour à ce qu’elle a reçu : elle rend deux et même dix pour un. Ce n’est même plus de la justice distributive au sens propre, car l’idée d’une distribution exacte, même morale, n’est plus celle de la fraternité. L’enfant prodigue pourra être fêté plus que l’enfant sage. On pourra aimer un coupable, et le coupable aura peut-être plus besoin que tout autre d’être aimé. J’ai deux mains, l’une pour serrer la main de ceux avec qui je marche dans la vie, l’autre pour relever ceux qui tombent. Je pourrai même, à ceux-ci, tendre les deux mains ensemble. Ainsi, dans cette sphère, les rapports purement rationnels, les harmonies purement intellectuelles, à plus forte raison les rapports légaux semblent s’évanouir ; par cela même s’évanouit le rapport vraiment rationnel, en quelque sorte logique et même quantitatif, qui relierait la bonne volonté à une proportion déterminée de bien extérieur et même d’amour intérieur. De là résulte une sorte d’antinomie : l’amour est, ou une grâce particulière et une élection qui ne ressemble guère à une sanction, ou une sorte de grâce générale et une égalité idéale étendue à tous les êtres, qui ne ressemble pas davantage à une sanction. Si j’aime plus un homme qu’un autre, il n’est pas certain que mon amour soit en raison directe de son mérite ; et si j’aime tous les hommes dans leur idéale humanité, si je les aime universellement, également, la proportion semble disparaître encore entre le mérite et l’amour.

Telles sont les difficultés que soulève, croyons-nous, cette théorie. Ces difficultés ne sont peut-être pas insolubles, mais leur solution sera à coup sûr une modification profonde apportée à l’idée traditionnelle de sanction ; car, pour ce qui est de la peine, la sanction aura disparu ; et, pour ce qui est de la récompense, la compensation de pure justice semblera s’évanouir dans des relations supérieures de fraternité, échappant à des déterminations précises. Au fond, l’indignation morale que nous cause le mal sensible et la mort subsiste toujours, quel que soit le caractère bon ou mauvais de la volonté qu’ils viennent entraver ; la souffrance nous choque en elle-même et indépendamment de son point d’application ; une distribution de souffrance est donc moralement inintelligible. D’autre part,