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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

pose à être terrassé, comme l’ange par Jacob. Ou Dieu, cette loi vivante, est la toute-puissance, et alors nous ne pouvons pas véritablement l’offenser, mais aussi il ne doit pas nous punir ; ou nous pouvons réellement l’offenser, mais alors nous pouvons quelque chose sur lui, il n’est pas la toute-puissance, il n’est pas l’absolu, il n’est pas Dieu. Les fondateurs des religions se sont imaginé que la loi la plus sainte devait être la loi la plus forte : c’est absolument le contraire. L’idée de force se résout logiquement dans le rapport d’une puissance à une résistance : toute force physique est donc moralement une faiblesse. Étrange conception et bien anthropomorphique, que de supposer Dieu ayant une geôle ou une « géhenne », et pour serviteur et geôlier le démon. En somme, le démon n’est pas plus responsable de l’enfer que le bourreau ne l’est des instruments de supplice qu’on lui remet entre les mains ; il est peut-être même assez à plaindre de la besogne qu’on lui fait accomplir. La vraie responsabilité passe par-dessus sa tête ; il n’est que l’exécuteur des hautes œuvres divines, et un philosophe pourrait soutenir non sans vraisemblance que le vrai démon, ici, c’est Dieu[1]. Si une loi humaine, si une loi civile ne peut se passer de sanction physique, c’est, nous l’avons vu, en tant qu’elle est civile et humaine. Il n’en est pas ainsi de la loi morale, qui est supposée ne protéger qu’un principe, et qu’on se représente comme immuable, éternelle, impassible en quelque sorte : on ne peut être passible devant une loi impassible. La force ne pouvant rien contre elle, elle n’a pas besoin de lui répondre par la force. Celui qui croit avoir renversé la loi morale doit la retrouver toujours debout en face de lui, comme Hercule voyait sans cesse se relever sous son étreinte le géant qu’il s’imaginait avoir terrassé pour jamais. Être éternel, voilà la seule vengeance possible du bien à l’égard de ceux qui le violent. Si Dieu avait créé des volontés d’une nature assez perverse pour lui être indéfiniment contraires, il serait réduit en face d’elles à l’impuissance, il ne pourrait que les plaindre et se plaindre lui-même de les avoir faites. Son devoir ne serait pas de les frapper, mais d’alléger le plus possible leur malheur, de se montrer d’autant plus doux et meilleur qu’ils seraient pires : les damnés, s’ils étaient vraiment inguérissables, auraient en somme plus besoin des délices du ciel que les élus eux-mêmes. De deux choses l’une : ou les coupables peuvent être ramenés au bien ; alors l’enfer prétendu ne sera pas autre chose qu’une immense école où l’on tâchera de dessiller les yeux de tous les réprouvés et de les faire remonter le plus rapidement au

  1. « Un Dieu capable de haine mériterait tout le premier d’être mis dans l’enfer créé par lui. » (A. Fouillée, Science sociale, p. 296.)