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et la vivacité du remords est une mesure de notre élévation morale. De même que les organismes supérieurs sont toujours plus sensibles à toute espèce de douleur venant du dehors, et qu’en moyenne par exemple un blanc souffre plus dans sa vie qu’un nègre, de même les êtres les mieux organisés moralement sont plus exposés que d’autres à cette souffrance venant du dedans et dont la cause leur est toujours présente : la souffrance de l’idéal non rivalisé. L’être le plus moral semble, sous bien des rapports, fait pour souffrir davantage. Le vrai remords, avec ses raffinements, ses scrupules douloureux, ses tortures intérieures, peut frapper les êtres non en raison inverse, mais en raison directe de leur perfectionnement.

En définitive, la morale vulgaire et même la morale kantienne tendent à faire du remords une expiation, un rapport mystérieux et inexplicable entre la volonté morale et la nature ; de même, elles tendent à faire de la satisfaction morale une récompense. Pour nous, nous avons essayé de ramener le remords sensible à une simple résistance naturelle des penchants les plus profonds de notre être, et la satisfaction sensible à un sentiment naturel de facilité, d’aisance, de liberté que nous éprouvons lorsque nous cédons à ces penchants. S’il y a une sanction supra-sensible de la loi supra-sensible, elle doit être, encore une fois, étrangère au sens proprement dit, à la passion, au πάθος.

Nous sommes loin de nier pour cela l’utilité pratique de ce qu’on nomme les plaisirs moraux et les souffrances morales. La souffrance, par exemple, si elle ne se justifie pas comme pénalité, se justifie fort bien comme utilité. Le remords acquiert une valeur lorsqu’il peut nous servir à quelque chose, lorsqu’il est la conscience d’une imperfection encore actuelle soit dans ses causes, soit dans ses effets, et dont l’acte passé était simplement le signe ; alors il ne porte pas sur cet acte même, mais sur l’imperfection révélée par l’acte ou sur les conséquences qui se déroulent ; c’est un aiguillon qui sert à nous lancer en avant. À ce point de vue, qui n’est pas proprement celui de la sanction, la souffrance du remords et même toute souffrance en général, toute austérité, acquiert une valeur morale qu’il ne faut pas négliger et que négligent trop souvenues les purs utilitaires. On sait l’horreur de Bentham pour ce qui lui rappelait le « principe ascétique », pour tout ce qui lui apparaissait comme le moindre sacrifice d’un plaisir ; il avait tort. La souffrance peut parfois être en morale ce que sont les amers en médecine, un tonique puissant. Le malade lui-même en sent le besoin : celui qui a abusé du plaisir est le premier à désirer la douleur, à la savourer ; c’est par une raison analogue que, après avoir abusé des douceurs, on en arrive à savourer