Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
269
GUYAU. — critique de l’idée de sanction

Lorsque cette joie de mal faire n’est compensée par aucun regret ni remords postérieur (et c’est ce qui arriverait, suivant les criminalistes, chez les neuf dixièmes des criminels de race), il s’ensuit un renversement complet dans la direction de la conscience, semblable à celui qui se produit dans l’aiguille aimantée ; les instincts mauvais étouffant tous les autres, c’est d’eux ou à peu près que vient la seule sanction pathologique. Le jeune voleur dont parle Maudsley, s’il avait manqué une occasion de voler, eût certes souffert intérieurement, il eût eu comme l’esquisse d’un remords. Le phénomène pathologique désigné sous le nom de sanction intérieure peut donc être considéré comme indifférent en lui-même à la qualité morale des actes. La sensibilité, où se passent les phénomènes de ce genre, n’a nullement la fixité de la raison ; elle appartient au nombre de ces choses « ambiguës et à double usage » dont parle Platon : elle peut favoriser le mal comme le bien.

Nos instincts, nos penchants, nos passions ne savent ce qu’ils veulent ; ils ont besoin d’être dirigés par la raison, et la joie ou la souffrance qu’ils peuvent nous occasionner ne vient guère de leur conformité avec la fin que leur propose la raison, mais de leur conformité avec la fin vers laquelle ils se tournaient naturellement d’eux-mêmes. En d’autres termes, la joie de bien faire et le remords de mal faire ne sont jamais proportionnels en nous au triomphe du bien ou du mal moral, mais à la lutte qu’ils ont eu à soutenir contre les penchants de notre tempérament physique ou psychique.

Si les éléments du remords ou de la joie intérieure, provenant ainsi de la sensibilité, sont généralement variables, il en est un cependant qui présente une certaine fixité et qui peut exister chez tous les esprits élevés : nous voulons parler de cette satisfaction qu’éprouve toujours un individu à se sentir classé parmi les êtres supérieurs, rapproché de son propre idéal, adapté à cet idéal pour ainsi dire ; cette satisfaction correspond à la souffrance intellectuelle de se sentir déchu de son rang et de son espèce, tombé au niveau des êtres inférieurs. Une telle satisfaction, un tel genre de remords intellectuel n’existent guère que chez les esprits philosophiques ; de plus cette sanction, limitée à un petit nombre d’êtres moraux, comporte une certaine antinomie. En effet, la souffrance produite par le contraste entre notre idéal et notre état réel doit être en nous d’autant plus grande que nous avons une plus pleine conscience de l’idéal, car alors nous acquérons une vue plus nette de la distance qui nous en sépare. Donc, moins nous sommes imparfaits, plus nous devons souffrir en nous comparant avec l’idéal de perfection. La susceptibilité de la conscience va augmentant à mesure que celle-ci se développe,