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faite, une ataraxie, une satisfaction supra-sensible et supra-passionnelle ; il faudrait qu’elle fût, relativement à ce monde, le nirvâna des bouddhistes, le complet détachement de tout πάθος ; il faudrait donc qu’elle perdît tout caractère de sanction sensible. Une loi supra-sensible ne peut avoir qu’une sanction supra-sensible, conséquemment étrangère à ce qu’on appelle plaisir et douleur naturels ; et cette sanction est aussi indéterminée pour nous que l’ordre supra-sensible lui-même, .

Au fond, la sanction dite morale et réellement sensible est un cas particulier de cette loi naturelle selon laquelle tout déploiement de l’activité est accompagné de plaisir. Ce plaisir diminue, disparaît et laisse place à la souffrance selon les résistances intérieures ou extérieures que l’activité rencontre. A l’intérieur de l’être, l’activité peut rencontrer ces résistances soit dans la nature d’esprit et le tempérament intellectuel, soit dans le caractère et le tempérament moral. Les aptitudes d’esprit diffèrent évidemment selon les individus ; un poète sera difficilement un bon notaire, et on comprend les souffrances d’Alfred de Musset clerc dans une étude ; un poète d’imagination sera difficilement aussi un mathématicien, et on comprend les protestations de Victor Hugo contre le « chevalet des X et des Y ». Toute intelligence semble avoir un certain nombre de directions où la poussent de préférence des habitudes héréditaires ; lorsqu’elle s’écarte de ces directions, elle souffre. Cette souffrance peut être dans certains cas un véritable déchirement et se rapprocher beaucoup du remords « moral ». Supposons par exemple un artiste qui sent en lui le génie et qui s’est trouvé condamné toute sa vie à un travail manuel ; ce sentiment d’une existence perdue, d’une tâche non remplie, d’un idéal non réalisé, le poursuivra, obsédera sa sensibilité à peu près de la même manière que la conscience d’une défaillance morale. Voici donc un exemple des plaisirs ou des douleurs qui attendent tout déploiement de l’activité dans n’importe quel milieu. Du tempérament intellectuel passons maintenant au tempérament moral ; là encore, nous nous trouvons en présence d’une foule de penchants instinctifs qui produiront la joie ou la douleur selon que la volonté leur obéira ou leur résistera : penchants à l’avarice, à la charité, au vol, à la sociabilité, à la férocité, à la pitié, etc. Ces tendances si diverses peuvent exister dans un même caractère et le tirailler en tous sens ; la joie qu’éprouve l’homme de bien à suivre ses instincts sociaux aura donc pour pendant celle que le coupable éprouve à suivre ses instincts anti-sociaux. On sait le mot de ce jeune malfaiteur cité par Maudsley : « Dieu ! que c’est donc bon de voler ! Quand même j’aurais des millions, je voudrais encore être voleur. »