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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

tention qui, par hypothèse, serait exclusivement supra-sensible et absolument hétérogène à la nature[1]. Le mystère semble ici se résoudre en une impossibilité. Si le mérite moral était pure conformité à la loi rationnelle comme telle, pure rationalité, pur formalisme, s’il était l’œuvre d’une pure liberté transcendante et étrangère à tout penchant naturel, il ne produirait aucune jouissance dans l’ordre de la nature, aucune expansion de l’être sensible, aucune chaleur intérieure, aucun battement du cœur. De même, si la mauvaise volonté, source du démérite, pouvait, par hypothèse, ne se trouver en même temps contraire à aucun des penchants naturels de notre être, mais les servait tous, elle ne produirait nulle souffrance ; le démérite en ce cas devrait même naturellement aboutir au parfait bonheur sensible et passionnel. S’il n’en est pas ainsi, c’est que l’acte moral ou immoral, en même temps qu’il est supra-sensible par l’intention, rencontre dans notre nature « pathologique » des aides ou des obstacles ; si nous jouissons ou souffrons alors, ce n’est plus en tant que notre intention est conforme au contraire à une loi rationnelle fixe, à une loi de liberté supra-naturelle, mais, en tant qu’elle se trouve en même temps conforme au contraire à notre nature sensible, toujours plus ou moins variable.

En d’autres termes, la satisfaction morale ou le remords ne proviennent pas de notre rapport à une loi morale tout à priori, mais de notre rapport aux lois naturelles et empiriques.

Même le simple plaisir de raison que nous pouvons éprouver à universaliser une maxime de conduite ne peut encore s’expliquer que par la tendance naturelle de l’esprit à dépasser toute borne particulière, et, d’une manière générale, par la tendance de toute activité à continuer sans fin le mouvement commencé. Si l’on ne fait pas intervenir de considérations empiriques, toute jouissance morale, ou même rationnelle, ou même purement logique, deviendra non seulement inexplicable, mais impossible à priori. On pourra bien encore admettre une supériorité de l’ordre de la raison sur celui de la sensibilité et de la nature, mais non un retentissement possible de ces deux ordres l’un dans l’autre, retentissement qui est tout à posteriori. Pour que la sanction intérieure fût vraiment morale, il faudrait qu’elle n’eût rien de sensible ou de pathologique, c’est-à-dire précisément rien d’agréable ou de pénible passionnellement ; il faudrait qu’elle fût l’apathie des stoïciens, c’est-à-dire une sérénité par-

  1. Ces pages étaient écrites quand nous en avons trouvé comme une confirmation de fait dans la thèse approfondie de M. Vallier sur l’intention morale, où apparaît dans toute sa rigueur la logique paradoxale du formalisme kantien, aboutissant non plus à l’optimisme, mais au pessimisme.