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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

hommes de science nous apparaît déjà aujourd’hui comme la seule vraiment grande et durable ; or, ceux-ci étant surtout admirés des gens qui les comprennent et ne pouvant être compris que par un petit nombre, leur gloire sera toujours restreinte à un cercle peu large. Perdus dans la marée montante des têtes humaines, les hommes de talent ou de génie s’habitueront donc à n’avoir besoin, pour se soutenir en leurs travaux, que de l’estime d’un petit nombre et de la leur propre. Ils se frayeront ici-bas un chemin et l’ouvriront à l’humanité, poussés plutôt par une force intérieure que par l’attrait des récompenses. Plus nous allons, plus nous sentons que le nom d’un homme doive peu de chose ; nous n’y tenons encore que par une sorte d’enfantillage conscient ; mais l’œuvre, pour nous-mêmes comme pour tous, est la chose essentielle. Les hautes intelligences, pendant que dans les hautes sphères elles travaillent presque silencieusement, doivent voir avec joie les petits, les infimes, ceux qui sont sans nom et sans mérite, avoir une part croissante dans les préoccupations de l’humanité. On s’efforce bien plus aujourd’hui d’adoucir le sort de ceux qui sont malheureux ou même déjà coupables que de combler de bienfaits ceux qui ont le bonheur d’être au premier rang de l’échelle humaine : par exemple, une loi nouvelle concernant le peuple ou les pauvres pourra nous intéresser plus que tel événement arrivé à un haut personnage : c’était tout le contraire autrefois. Les questions de personnes s’effaceront pour laisser place aux idées abstraites de la science ou au sentiment concret de la pitié et de la philanthropie. La misère d’un groupe social attirera plus invinciblement l’attention et les bienfaits que le mérite de tel ou tel individu. On voudra plus encore soulager ceux qui souffrent que récompenser d’une manière brillante et superficielle ceux qui ont bien agi. À la justice distributive, — qui est une justice tout individuelle, toute personnelle, une justice de privilège (si les mots ne juraient pas ensemble), — doit donc se substituer une équité d’un caractère plus absolu et qui n’est au fond que la charité. Charité pour tous les hommes, quelle que soit leur valeur morale, intellectuelle ou physique, tel doit être le but dernier poursuivi même par l’opinion publique.

IV. — Sanction intérieure.

Toute sanction extérieure, peine ou récompense, nous est apparue tantôt comme une cruauté, tantôt comme un privilège. S’il n’y a pas de raison purement morale pour établir ainsi, du dehors de l’être, une proportion absolue entre le bonheur et la vertu, y a-t-il une raison purement morale pour la voir réalisée au dedans de l’être,