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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

nalité des premiers peuples. Pour se défendre contre un agresseur, on l’écrasait. Plus tard, on s’aperçoit qu’il n’y a pas besoin d’avoir la main si lourde : on tâche de proportionner exactement la réaction réflexe à l’attaque ; c’est la période résumée dans le précepte : œil pour œil, dent pour dent, — précepte qui exprime un idéal encore infiniment trop élevé pour les premiers hommes, un idéal auquel nous-mêmes, de nos jours, nous sommes loin d’être arrivés complètement, quoique nous le dépassions à d’autres points de vue. Œil pour œil, c’est la loi physique de l’égalité entre l’action et la réaction qui doit régir un organisme parfaitement équilibré et fonctionnant d’une façon très régulière. Avec le temps seul l’homme s’aperçoit qu’il n’est même pas utile, pour sa conservation personnelle, de proportionner absolument la peine infligée à la souffrance reçue. Il tend donc et tendra de plus en plus dans l’avenir à diminuer la peine ; il économisera les châtiments, les prisons, les sanctions de toute sorte ; ce sont là des dépenses de force sociale parfaitement inutiles, dès qu’elles dépassent le seul but qui les justifie scientifiquement : défense de l’individu et du corps social attaqué. La rancune même, la haine, l’esprit de vengeance, cet emploi si vain des facultés humaines, tendent à disparaître pour laisser place à la constatation du fait et à la recherche des moyens les plus rationnels pour empêcher qu’il ne se renouvelle. Qu’est-ce que la haine ? Une simple forme de l’instinct de conservation physique, le sentiment d’un danger toujours présent dans la personne d’un autre individu. Si un chien pense à quelque enfant qui lui a jeté une pierre, un mécanisme d’images naturel associe présentement pour lui à l’idée de l’enfant l’action de jeter la pierre : d’où colère et grincement de dents. La haine a donc eu son utilité et se justifie rationnellement dans un état social peu avancé : c’était un excitant précieux du système nerveux et, par lui, du système musculaire. Dans l’état social supérieur, où l’individu n’a plus besoin de se défendre lui-même, la haine n’a plus de sens. Si l’on est volé, on se plaint à la police ; si l’on est frappé, on demande des dommages et intérêts. Déjà, à notre époque, il n’y a plus à pouvoir éprouver de la haine que les ambitieux, les ignorants ou les sots. Le duel, cette chose absurde, s’en ira ; il est du reste à présent réglé dans ses détails comme une visite officielle, et bien souvent on s’y bat pour la forme. La peine de mort ou disparaîtra ou ne sera conservée que comme moyen préventif, dans le but d’épouvanter mécaniquement les criminels de race, les criminels mécaniques. Les prisons et les bagnes seront probablement démolis pour être remplacés par la déportation, qui est l’élimination sous sa forme la plus simple ; déjà