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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

que le besoin de voir châtiée toute attaque contre l’individu se ramène au simple instinct de défense personnelle ; seulement, il a trop confondu la défense avec la vengeance, et il n’a pas montré que cet instinct même se réduit à une action réflexe excitée directement ou sympathiquement. Lorsque cette action réflexe est excitée par sympathie, elle semble revêtir un caractère moral en prenant un caractère désintéressé : ce que nous appelons la sanction pénale n’est donc au fond qu’une défense exercée par des individus à la place desquels nous pouvons nous transporter en esprit, contre d’autres à la place desquels nous ne voulons pas nous mettre.

Le besoin physique et social de sanction a un double aspect, puisque la sanction est tantôt châtiment, tantôt récompense. Si la récompense nous paraît aussi naturelle que la peine, c’est qu’elle a, elle aussi, son origine dans une action réflexe, dans un primitif instinct de la vie. Toute caresse appelle et attend une autre caresse en réponse ; tout témoignage de bienveillance provoque chez autrui un témoignage semblable : cela est vrai du haut en bas de l’échelle animale ; un chien qui s’avance doucement en remuant la queue, pour lécher un sien camarade, est indigné s’il se voit accueilli à[1]

  1. tre ? Pour plusieurs raisons, qui n’impliquent pas encore le sentiment de justice qu’il s’agit d’expliquer : 1o  Parce que l’homme attaqué et surpris est toujours dans une situation inférieure, plus propre à exciter l’intérêt et la pitié ; quand nous sommes témoin d’une lutte, ne prenons-nous pas toujours parti pour le plus faible, même sans savoir si c’est lui qui a raison ? 2o  La situation de l’agresseur est anti-sociale, contraire à la sécurité mutuelle que comporte toute association ; et, comme nous faisons toujours partie d’une société quelconque, nous sympathisons davantage avec celui des deux adversaires qui est dans la situation la plus semblable à la nôtre, la plus sociale. Mais supposons que la société dont un homme fait partie ne soit pas la grande association humaine et se trouve être par exemple une association de voleurs ; alors il se produira dans sa conscience des faits assez étranges : il approuvera us voleur se défendant contre un autre voleur et le châtiant, mais il n’approuvera pas un gendarme se défendant contre un voleur au nom de la grande société ; il éprouvera une répugnance invincible à se mettre à la place du gendarme et à sympathiser avec lui, ce qui faussera ses jugements moraux. C’est ainsi encore que les gens du peuple prennent parti dans toute bagarre contre la police, sans même s’informer de quoi il s’agit, qu’à l’étranger nous serions portés à prendre parti pour des Français, etc. La conscience est remplie de phénomènes de ce-genre, complexes au point de sembler se contredire et qui cependant rentrent sous une loi unique. La sanction est essentiellement la conclusion d’une lutte à laquelle nous assistons comme spectateurs et où nous prenons parti pour l’un ou l’autre des adversaires : est-on gendarme ou citoyen régulier, on approuvera les menottes, la prison et la potence ; est-on voleur ou lazarone ou simplement parfois homme du peuple, on approuvera le coup de fusil tiré d’un buisson, le poignard enfoncé mystérieusement dans le dos des carabiniers. Sous tous ces jugements moraux ou immoraux il ne restera d’identique que la constatation de ce fait d’expérience : celui qui frappe doit s’attendre naturellement et socialement à être frappé à son tour et agir en conséquence de ce déterminisme.