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retrouve le même besoin d’un certain équilibre entre les chances : les joueurs désirent toujours, suivant l’expression populaire, se trouver au moins « manche à manche ». Sans doute, avec l’homme, de nouveaux sentiments interviennent et s’ajoutent à l’instinct primitif : c’est l’amour-propre, la vanité, le souci de l’opinion d’autrui ; n’importe, on peut distinguer par dessus tout cela quelque chose de plus profond : le sentiment des nécessités de la vie.

Dans les sociétés sauvages, un être qui n’est pas capable de rendre, et même au delà, le mal qu’on lui a fait est un être mal doué pour l’existence, destiné à disparaître tôt ou tard. La vie même en son essence est une revanche, une revanche permanente contre les obstacles qui l’entravent. Aussi la revanche est-elle physiologiquement nécessaire pour tous les êtres vivants, tellement enracinée chez eux que l’instinct brutal en subsiste jusqu’au moment de la mort. On connaît l’histoire de ce Suisse mortellement blessé qui, voyant passer près de lui un chef autrichien, trouva la force de saisir un bloc de rocher et de lui briser la tête, s’anéantissant lui-même par ce dernier effort. On citerait beaucoup d’autres traits de ce genre, où la revanche n’est plus justifiée par la défense personnelle et se prolonge pour ainsi dire jusqu’au delà de la vie, par une de ces contradictions nombreuses et parfois fécondes qui produisent chez l’être social tantôt des sentiments mauvais, comme l’avarice, tantôt d’utiles sentiments, comme l’amour de la gloire.

À tout ce mécanisme, remarquons-le, la notion morale de justice ou de mérite est encore : étrangère. Si un animal sans cerveau mord qui le blesse, l’idée de sanction n’a rien à y voir ; si vous demandez à un enfant ou à un homme du peuple pourquoi il donne des coups à quelqu’un, il pensera se justifier pleinement s’il peut vous affirmer qu’il a été d’abord frappé lui-même. Ne lui en demandez pas plus long : au fond, pour qui ne regarde que les lois générales de la vie, c’est une raison très suffisante.

Nous sommes ici à l’origine même et comme au point d’émergence physique de ce prétendu besoin moral de sanction, qui jusqu’à présent ne nous offre rien de moral, mais qui va bientôt se modifier. Supposons qu’un homme, au lieu d’être lui-même l’objet d’une attaque, en soit le simple spectateur, et qu’il voie l’agresseur vigoureusement repoussé ; il ne pourra pas manquer d’applaudir, car il se mettra par la pensée à la place de celui qui se défend et, comme l’a montré l’école anglaise, il sympathisera avec lui. Chaque coup donné à l’agresseur lui apparaîtra ainsi comme une juste compensation, une revanche légitime, une sanction[1]. Stuart Mill a donc raison de penser

  1. Pourquoi se mettra-t-il à la place de celui qui se défend, et non de l’au-