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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

sément être sacrée pour ceux qui la regardent comme libre, tout au moins comme spontanée : ils ne peuvent sans contradiction et sans injustice essayer de porter la main sur elle.

Ainsi le sentiment qui nous porte à désirer une sanction est en partie excellent, en partie immoral. Comme beaucoup d’autres sentiments, il a un principe très légitime et des applications mauvaises. Entre l’instinct humain et la théorie scientifique de la morale existe donc une certaine opposition. Nous allons montrer que cette opposition est provisoire et que l’instinct finira par être conforme à la vérité scientifique. Pour cela nous essayerons d’analyser plus à fond que nous ne l’avons fait encore le besoin psychologique d’une sanction chez l’être en société, nous en esquisserons la genèse, et nous verrons comment, produit d’abord par un instinct naturel et légitime, il tend à se restreindre, à se limiter de plus en plus avec la marche de l’évolution humaine.

S’il est une loi générale de la vie, c’est la suivante : Tout animal (nous pourrions étendre la loi même aux végétaux) répond à une attaque par une défense qui est elle-même le plus souvent une attaque en réponse, une sorte de choc en retour : c’est là un instinct primitif, qui a sa source dans le mouvement réflexe, dans l’irritabilité des tissus vivants, et sans lequel la vie serait impossible : les animaux privés de leur cerveau ne cherchent-ils pas encore à mordre qui les pince ? Les êtres chez lesquels cet instinct était plus développé et plus sûr ont survécu plus aisément, comme les rosiers munis d’épines. Chez les animaux supérieurs, tels que l’homme, cet instinct se diversifie, mais il existe toujours ; en nous se trouve toujours un ressort prêt à se détendre contre qui le touche, semblable à ces plantes qui lancent des traits. C’est à l’origine un phénomène mécanique, inconscient ; mais cet instinct, en devenant conscient, ne s’affaiblit pas, comme tant d’autres[1] ; il est en effet nécessaire à la vie de l’individu. Il faut, pour vivre dans toute société primitive, pouvoir mordre qui vous a mordu, frapper qui vous a frappé. De nos jours encore, quand un enfant, même en jouant, a reçu un coup qu’il n’a pu rendre, il est mécontent ; il a le sentiment d’une infériorité : au contraire, lorsqu’il a rendu le coup, en l’accentuant même avec plus d’énergie, il est satisfait, il ne se sent plus inférieur, inégal dans la lutte pour la vie.

Même sentiment chez les animaux : quand on joue avec un chien, il faut se laisser prendre la main de temps en temps par lui si on ne veut pas le mettre en colère. Dans les jeux de l’homme adulte, on

  1. Voir sur ce point notre Morale anglaise contemporaine, p. 315.