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sans objet. Comme si ce n’était pas assez pour eux d’être méchants ! Nos moralistes en sont encore à l’arbitraire distribution que semble admettre l’Évangile : « À ceux qui ont déjà il sera donné encore, et à ceux qui n’ont rien il sera enlevé même le peu qu’ils possèdent. » L’idée chrétienne de grâce serait cependant acceptable à une condition : c’est d’être universalisée, étendue à tous les hommes et à tous les êtres ; on en ferait par là même, au lieu d’une grâce, une sorte de dette divine ; mais ce qui choque profondément dans toute morale empruntée de près ou de loin au christianisme, c’est l’idée d’une élection, d’un choix, d’une faveur, d’une distribution de la grâce. Un Dieu n’a pas à choisir entre les êtres pour voir ceux qu’il veut finalement rendre heureux ; même un législateur humain, s’il prétendait donner une valeur absolue et vraiment divine à ses lois, serait forcé aussi de renoncer à tout ce qui rappelle une « élection », une « préférence », une prétendue distribution et sanction. Tout don partiel est nécessairement aussi partial, et sur la terre comme au ciel il ne saurait y avoir de faveur. Les coupables gardent aujourd’hui même devant nos lois un certain nombre de droits ; ils conservent tous ces droits dans l’absolu. De même qu’un homme ne peut pas lui-même se vendre comme esclave, il ne peut s’enlever à lui-même cette sorte de droit naturel que tout être sentant a naturellement au bonheur final.

III. — Sanction sociale.

Notre société actuelle ne peut sans doute réaliser ce lointain idéal de bonté absolue ; mais elle peut encore moins prendre pour type de conduite l’idéal opposé de la morale orthodoxe, à savoir la distribution du bonheur et du malheur suivant le mérite et le démérite. Nous l’avons vu, il n’y a pas de raison purement morale pour supposer aucune distribution de peines au vice et de primes à la vertu. À plus forte raison faut-il reconnaître qu’il n’y a pas, en droit pur, de sanction sociale et que les faits désignés sous ce nom sont de simples phénomènes de défense sociale[1].

Maintenant, du point de vue théorique pur où nous nous sommes

  1. M. Janet nous fera sans doute l’antique objection : « Si les punitions n’étaient de la part de la société que des moyens de défense, ce seraient des coups, ca ne seraient pas des punitions. » (Cours de philosophie, p. 304.) — Au contraire, quand les punitions ne se trouvent pas justifiées par la défense, c’est précisément elles qui sont de vrais coups, sous quelque euphémisme qu’on les désigne ; en dehors des raisons de défense sociale, on ne transformera jamais en un aote moral l’acte d’administrer, par exemple, cent coups de bâton sur la plante des pieds d’un voleur pour le punir.