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GUYAU. — critique de l’idée de sanction

lions et tigres se repaissaient du sang chrétien ; à l’écart, un autre tigre était resté en cage sous les verrous et regardait d’un air piteux. « Ces malheureux martyrs, dit-on à l’enfant, ne les plains-tu pas ? — Et ce pauvre tigre ? répondit-elle, qui n’a pas de chrétien à manger ! » Un sage dépourvu de tout préjugé aurait assurément pitié des martyrs, mais cela ne l’empêcherait pas d’avoir aussi pitié du tigre affamé. On sait la légende hindoue suivant laquelle Bouddha donna son propre corps en nourriture à une bête féroce qui mourait de faim. C’est là la pitié suprême, la seule qui ne renferme pas quelque injustice cachée. Une telle conduite, absurde au point de vue pratique et social, est la seule légitime au point de vue de la pure moralité. À la justice étroite et tout humaine qui refuse le bien à celui qui est déjà assez malheureux pour être coupable, il faut en substituer une autre plus large, qui donne le bien à tous, non seulement en ignorant de quelle main elle le donne, mais en ne voulant pas savoir quelle main le reçoit.

Cette sorte de droit au bonheur qu’on réserve pour l’homme de bien seul, et auquel correspondrait chez tous les êtres inférieurs une sorte de droit au malheur, est un reste des anciens préjugés aristocratiques (au sens étymologique du mot). La raison peut établir un certain lien entre la sensibilité et le bonheur, car tout être sentant désire la jouissance et hait la peine par sa nature même et sa définition. La raison peut aussi établir ou supposer un lien entre toute volonté et le bonheur, car tout être susceptible de volonté aspire spontanément à se sentir heureux. Les différences entre les volontés ne s’introduisent que lorsqu’il s’agit de choisir les voies et moyens pour arriver au bonheur ; certains hommes croient leur bonheur incompatible avec celui d’autrui, certains autres cherchent leur bonheur dans celui d’autrui : voilà ce qui distingue les bons des méchants. À cette divergence dans la direction de telle ou telle volonté répondrait, suivant la morale orthodoxe, une différence essentielle dans sa nature même, dans la cause profonde et indépendante qu’elle manifeste au dehors ; soit, mais cette différence ne peut supprimer le rapport permanent entre la volonté et le bonheur. Tant que les êtres librement mauvais persévéreront à vouloir le bonheur, je ne vois pas quelle raison on peut invoquer pour le leur retirer, en dehors des raisons d’utilité pour eux ou pour la société dont ils font partie. — Il y a, direz-vous, cette raison, suffisante à elle seule, qu’ils sont mauvais. — Est-ce donc seulement pour les rendre meilleurs que vous avez recours à la souffrance ? Non ; ce n’est là pour vous qu’un but secondaire, qui pourrait être atteint par d’autres moyens ; votre but principal est de produire chez eux l’expiation, c’est-à-dire le malheur sans utilité et