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constamment la même, et dans le même ton, d’un bout à l’autre du morceau, quelles que soient les modifications subies successivement par le premier thème. Cette persistance de la même phrase à se représenter toujours dans sa simplicité si profondément triste produit peu à peu sur l’âme de l’auditeur une impression qu’on ne saurait décrire, et qui est certainement la plus vive de cette nature que nous ayons jamais éprouvée[1]. » J’ai entendu, il y a peu de temps, la symphonie en ut mineur, pour la troisième ou quatrième fois. La phrase dont parle Berlioz m’a ému autant que lui, de la même manière que lui, comme elle l’avait déjà fait autrefois. C’est bien là, ainsi qu’il le dit deux lignes plus loin, « une élégie sublime. » Rien n’en saurait égaler la navrante tristesse. Berlioz signale l’une des causes de cette expression désolée, quand il appelle l’attention sur la simplicité de la phrase et sur la persistance obstinée avec laquelle elle se représente. Il aurait pu ajouter à son analyse que cette phrase qui serre le cœur, qui arrache des larmes, c’est un refrain. Je défie auditeur bien doué musicalement de ne pas l’attribuer à un être qui souffre et qui chante son immense douleur. Au reste, Beethoven avouerait lui-même que c’est ainsi qu’il sentait en écrivant. « … Pour lui, les personnes devenaient des instruments, tandis que les instruments à leur tour, animés, pénétrés de l’idée artistique, se transformaient en personnes, et ces choses de bois et de cuivre, prenant vie tout à coup, obéissaient à sa volonté, se façonnaient à son image. Un jour que Schuppanzigh se plaignait de la difficulté d’un passage du quatuor en fa majeur (opéra 59) :. « Croyez-vous donc, s’écria Beethoven, que je songe à un misérable violon, quand l’esprit souffle en moi et me pousse à écrire ? » Il n’entendait pas des sons, dans cette fièvre créatrice, il entendait des voix[2]. » Un autre admirateur de Beethoven, dont je n’accepte pas tous les jugements et dont le style, surchargé d’images, fausse souvent la pensée, mais qui, connaissant à fond le maître, le commente parfois en termes justes et heureux, a écrit de son côté : « Beethoven ne traite pas l’adagio ainsi (comme certains musiciens de notre temps). Ses chants sont les personnages de ses drames symphoniques (dramatis personæ), dont le rôle est toujours subordonné à l’idée première[3]. »

Contre la méthode à la fois psychologique et technique, mais surtout psychologique, dont je viens de montrer l’emploi par un maître,

  1. À travers chants, p. 81, édition citée.
  2. Louis Van Benthoven, sa vie et ses œuvres, d’après les plus récents documents, par Mme A. Audiey, page 200. Paris, Didier, 1867.
  3. De Lenz, Beethoven et ses trois styles, t.  I, p. 18 (2 volumes, Paris, 1855).