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la domination des organes qui l’ont créée pour se mouvoir avec indépendance dans la région des idées. Le mystère de cette émergence de l’âme animale qui s’évade de la matière, avec le secours de la matière elle-même, ne dépasse pas les proportions de tant de mystères dont nous étonnent les métamorphoses physio-psychiques notées à chaque pas en histoire naturelle. Sans nous arrêter à la difficulté qu’on nous opposerait mal à propos à ce sujet, nous ne connaissons rien, de quelque côté que se tournent et plongent nos regards, qui soit plus auguste que cette faculté qui scrute les dernières raisons des choses, qui décentralise le moi et le transporte dans les espaces libres de l’impersonnel, qui juge la nature et les actions des hommes et constitue un tribunal dont les décisions sont sans appel. Simple expansion de l’intelligence élémentaire de l’animal, la raison de l’homme n’en est pas moins la cime de l’univers.

Mais, si la raison est investie d’une telle majesté, comment ne pas admettre que le devoir, comme le droit, relève de la raison ; qu’en matière politique, comme en tout, il ne s’agit que d’interroger la raison, et qu’on aura satisfait à toutes les légitimes revendications si l’on a observé cette règle ? « La loi (droit et devoir) n’est que la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre. » (Montesquieu).

La discussion de l’origine de l’obligation morale nous conduirait loin ; nous ne dirons qu’un mot, mais ce mot est d’une grande portée : l’être raisonnable se sent obligé d’agir conformément à la raison. Si nous poussons plus loin et jusqu’à rencontrer la zone ontologique, selon le langage usité dans l’école, nous expliquerons le fait par l’axiome : « L’être veut être selon toute l’expansion d’être dont il est capable. » Le suicide inspire de l’horreur à tout ce qui vit ; comment s’étonner dès lors qu’il répugne à l’être doué de raison d’agir déraisonnablement, c’est-à-dire de se détruire lui-même ?

Nos contradicteurs n’admettent pas que l’idée de devoir sorte des faits ; ils se trompent. L’homme, sans que rien de sur-humuain ait à intervenir, sait que la sensibilité morale est supérieure à la sensibilité qui siège dans les organes, et qu’un acte volontaire vaut mieux qu’un mouvement automatique, et cela parce que la pensée s’ouvre une carrière plus libre et plus vaste que la vie organique ou instinctive ; cela suffit pour qu’il comprenne que vivre en homme est préférable à se comporter en animal. L’être raisonnable, encore une fois, se fait une obligation de se gouverner par la raison, parce qu’il recule à se dégrader par son propre effort, et que l’amoindrissement de son être le fait souffrir : voilà le fait principiel. Que l’homme soit un homme, selon toute l’acception du mot, et non