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lui présage la victoire dans le combat du lendemain. Pourquoi ne pas croire à Marc Aurèle, qui assure avoir dû trois fois son salut à des songes ? C’étaient sans doute les meilleurs conseils, les plus fortes réflexions de la veille qui lui revinrent à l’esprit sous une forme plus nette et plus impérieuse pendant le sommeil. Tel est aussi le rêve qui annonce à la mère de saint Augustin la conversion de son fils[1], ou les deux rêves de la princesse palatine racontés par Bossuet dans son oraison funèbre. Les philosophes eux-mêmes ont eu des songes qui leur prédisaient le succès de leur œuvre. Citons, d’après Baillet, les rêves de Descartes en conformité avec l’état de son esprit, au moment où il était dans l’enfantement de sa nouvelle méthode.

Les songes imaginés par les poètes, ceux de Pénélope dans Homère, d’Electre dans Sophocle, d’Enée dans Virgile, d’Halcyone dans Ovide, de Pauline dans Corneille, d’Athalie dans Racine, ont une vraisemblance, un caractère dramatique, qu’ils empruntent à la conformité des passions et des pensées qui les assiègent dans le sommeil avec les passions et pensées de la veille.

Combien aussi sont à leur place et dans vérité psychologique les lugubres apparitions des fantômes sanglants qui, d’après Shakespeare, troublèrent le sommeil de Richard III, à la veille de la bataille de Bosworth ! Comme les abstractions n’ont ni corps ni figure, j’ajouterais plus difficilement foi à Lucain faisant apparaître en songe à César l’image de la patrie éplorée à la veille du passage du Rubicon :

Ingens visa duci patriæ trepidantis imago.

Il en est des songes vulgaires comme de ces songes illustres. De même, à les prendre dans leur suite et leur ensemble, dans leur physionomie générale, ils sont l’image des pensées, des sentiments, des actions, des manies, de toute la vie de la veille. Le rêve extravagant, qu’attribue La Bruyère à Diphile l’amateur d’oiseaux, n’est pas lui-même dépourvu de toute vraisemblance. « Il retrouve, dit-il, ses oiseaux dans son sommeil ; lui-même il est oiseau, il est happé, il gazouille, il perche, il rêve la nuit qu’il mue ou qu’il couve. »

Saint-Preux, à la première étape du voyage à Rome qui doit l’éloigner de la Suisse et de Julie, est profondément agité par un rêve où il voit son ancienne amante morte et couverte d’un linceul. Informé de ce rêve, Wolmar le blâme de se laisser aller à de pareilles pensées « Pensez le jour, lui écrit-il, à ce que vous allez faire à Rome, vout songerez moins la nuit à ce qui s’est fait à Vevay[2]. » La recette

  1. Confessionum, lib.  III, cap.  xi.
  2. Nouvelle Héloïse, 5e partie, lettre XI.