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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

aucune idée et qu’elle n’est point une langue. » Reicha se trompe en donnant le nom de langue à ce qui est sans paroles : c’est nier d’un côté ce qu’il affirme de l’autre. Une langue sans paroles est une contradiction, ou plutôt un non-sens. Mais Reicha est si près de la vérité que, en mettant le mot voix à l’endroit où il s’est servi du mot langue, le passage devient irréprochable. J’en lis un tout semblable dans le Manuel de Choron et Adrien de Lafage, et je constate qu’il appelle naturellement la même correction : « Quand un homme du peuple donne son avis sur une romance que lui chante sa fille, il ne sépare pas dans son jugement la musique des paroles : c’est tout un pour lui ; s’il entend un violon bon ou mauvais qui exécute une valse ou une contredanse, il rattache à l’air une idée qui l’intéresse[1]. » En d’autres termes, le violon est une voix qui lui chante quelque idée qui l’intéresse, comme tout à l’heure la voix de sa fille lui chantait des paroles dont l’air lui semblait inséparable.

À mesure que la théorie deviendra plus sûre d’elle-même, à mesure que la critique musicale revêtira ce caractère philosophique qui lui vaudra le nom d’esthétique, elle achèvera ses assimilations et prononcera hardiment le mot de sa pensée.

Parmi les critiques musicaux, M. Henri Blaze de Bury est un des premiers qui aient osé employer le terme d’esthétique. Il n’était pas de ceux qui, de peur d’emprunter aux Allemands ce vocable, d’ailleurs mal fait, mais passé dans l’usage, aimeraient mieux supprimer une science psychologique désormais fondée et organisée. Au lieu de détruire l’esthétique, tâchons d’en créer une qui soit meilleure que celle des voisins qui en abusent et la compromettent. Le patriotisme n’exige rien de plus. Aussi, même après nos cruelles épreuves, M. Henri Blaze de Bury n’effacerait pas, j’en suis sûr, ce qu’il écrivait il y a vingt-six ans : « … Cette esthétique, objet de tant d’épouvantements et qui, administrée à doses vigoureuses, comme on en use aujourd’hui quelquefois, par exemple, risque au moins d’endormir son monde, pourrait bien produire un tout autre effet lorsqu’une main habile et discrète en ménage l’emploi[2]. » Il maintiendrait aussi, je le suppose, tant de pages spirituelles où il a lui-même donné l’exemple de l’emploi habile et discret de la philosophie appliquée à la musique. Or plusieurs de ces lumineux passages nous montrent le progrès de la musique instrumentale expliqué principalement par l’association de plus en plus intime, disons davantage,

  1. Nouveau manuel complet de musique vocale et instrumentale (collection Roret), 2e partie, t.  III, page 88.
  2. Musiciens contemporains, Introduction, p. 8, 1856.