Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XLVIII.djvu/145

Cette page a été validée par deux contributeurs.

M. Durkheim, de son côté, voit dans un corps un intermédiaire utile entre l’individu et l’État. L’État, dit-il, est une entité sociale, trop abstraite et trop éloignée de l’individu. L’individu s’attachera plus aisément à un idéal plus voisin de lui et plus pratique. Tel est l’idéal que lui présente le groupe professionnel. M. Durkheim voit dans les corporations le grand remède à ce qu’il appelle l’anomie sociale : « Le principal rôle des corporations, dit-il, dans l’avenir comme dans le passé, serait de régler les fonctions sociales et plus spécialement les fonctions économiques, de les tirer par conséquent de l’état d’inorganisation où elles sont maintenant. Toutes les fois que les convoitises excitées tendraient à ne plus connaître de bornes, ce serait à la corporation qu’il appartiendrait de fixer la part qui doit équitablement revenir à chaque ordre de coopérateurs. ― Supérieure à ses membres, elle aurait toute l’autorité nécessaire pour réclamer d’eux les sacrifices et les concessions indispensables et leur imposer une règle[1]. » « On ne voit pas, continue M. Durkheim, dans quel autre milieu cette loi de justice distributive, si urgente, pourrait s’élaborer, ni par quel organe elle pourrait s’appliquer. »

MM. Benoist et Walras[2], d’un autre côté, développent les avantages d’une organisation politique par corporations ― Ainsi, comme on peut le voir, le système est complet : à la morale professionnelle s’accole une politique corporative.

Nous ne discuterons pas ici la question de la politique corporative. Nous nous contenterons de présenter quelques observations sur la moralité corporative, telles qu’elles peuvent résulter de l’analyse que nous avons faite de l’esprit de corps.

Suivant nous, l’individu ne peut demander au groupe corporatif sa loi et son critérium moral. La valeur de l’activité morale de l’individu est à nos yeux en raison directe de la liberté dont il dispose : or le groupe corporatif domine l’individu par des intérêts trop immédiats et trop matériels en quelque sorte pour que cette liberté ne soit pas entamée. Il peut en effet supprimer à l’individu réfractaire à sa discipline morale ses moyens d’existence ; il le tient par ce qu’on pourrait appeler d’une expression empruntée au vocabulaire socialiste, « la question du ventre ».

Une autre question qui se pose est celle de savoir si l’affiliation au groupe corporatif serait un réel remède à « l’anomie » et si elle apporterait une fin au mécontentement social. ― Oui, peut-être,

  1. Durkheim, Le suicide, p. 440.
  2. Voir Walras, derniers chapitres des Études d’économie politique appliquée.