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Voilà comment M. Marion a rempli la tâche qu’il s’était proposée. Peut-être n’a-t-il pas tout dit ; il serait téméraire d’assurer qu’il a passé en revue, sans en omettre aucune, toutes les causes qui lient les actions humaines. Mais sur aucun sujet, et sur celui-ci moins que sur tout autre, on ne peut et on ne doit tout dire. Il suffit que M. Marion ait dit les choses essentielles et les ait bien dites.

Un reproche plus fondé qu’on pourrait lui adresser, c’est de ne pas s’être assez défendu d’une équivoque, fort naturelle il est vrai, qui plane sur tout le livre. Le mot moralité a dans notre langue deux sens : il désigne tantôt les mœurs en général, bonnes ou mauvaises ; tantôt et plus souvent peut-être, on l’emploie pour marquer la conformité à la loi morale ; nos oreilles s’étonneraient d’entendre parler de mauvaise moralité, quoique dans le premier sens du mot cette expression fût parfaitement correcte. Il faut rendre cette justice à M. Marion qu’à plusieurs reprises il a soin d’indiquer qu’il prend le mot de moralité dans le premier sens : la solidarité sert indifféremment le vice et la vertu. Mais, s’il en est ainsi, à quoi bon la longue étude du début, destinée à montrer que la moralité ne réside pas seulement dans l’intention, mais dans l’union de l’intention et de l’acte ? Il s’agit bien évidemment là, et en plusieurs autres passages, de la moralité entendue dans le second sens. Il est vrai que M. Marion a montré, et c’est là une des vues ingénieuses et profondes de sa thèse, ce qu’on pourrait appeler la réaction de l’acte sur l’intention. La conduite habituelle, même quand elle ne provient pas elle-même d’intentions et de sentiments conscients, engendre des intentions, des sentiments, tout un état moral correspondant aux actes accomplis. On est amené à vouloir faire, à justifier, à maximer, suivant un mot de M. Renouvier, ce qu’on a d’abord et souvent fait sans volonté expresse et sans maxime. Mais malgré tout, nous semble-t-il, les deux points de vue, celui de la moralité indifférente, c’est-à-dire des mœurs bonnes ou mauvaises, et celui de la moralité régulière, deux choses qui peuvent avoir des rapports, mais sont en elles-mêmes fort distinctes, auraient gagné à être plus nettement et plus résolument séparés.

Faute d’avoir observé cette distinction, M. Marion s’est parfois laissé entraîner hors de son sujet. Chaque fois qu’il a montré que la solidarité peut servir à perpétuer le mal, toujours préoccupé et comme obsédé de l’idée de la bonne moralité, il se hâte d’ajouter qu’à tout prendre elle a fait plus de bien que de mal : de là un optimisme un peu irritant, qui fait penser à Voltaire autant qu’à Leibnitz. Nulle part ce défaut n’est plus sensible que dans le chapitre sur la solidarité religieuse. M. Marion affirme avec une tranquille confiance que toute religion, par cela seul qu’elle est une religion, a fait plus de bien que de mal. On ne voudrait pas se laisser aller ici à rien qui ressemble à de la déclamation ; mais comment, en lisant cette théorie, ne pas penser à tant de religions de fer et de sang, aux sacrifiées humains qu’elles réclamaient, aux pratiques ineptes de tant de dévots, à la stagnation mor-