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il rougirait de manquer. Voilà pourquoi il faut le moins possible humilier les gens à leurs propres yeux. On leur fait plus de bien lorsque, sans trop paraître leur complaisant ou leur dupe, on peut ne point prendre acte de leur déchéance, et surtout n’en pas faire éclat. Admettre facilement la chute d’autrui, la proclamer étourdiment est un double manque de charité. C’est un plaisir misérable, qu’on ne peut se donner sans aggraver le mal qu’on feint de déplorer, car une faiblesse morale sur laquelle on jette un voile est souvent réparable ; celle dont on triomphe bruyamment ne l’est jamais. »

Faire ce que nous voyons faire, et imiter, sans le savoir ou en le sachant, les actions qui s’accomplissent sous nos yeux, partager les émotions des autres, et en subir la subtile et inévitable contagion, penser comme on pense autour de nous, suivre la coutume, et nous défier, d’instinct ou par principe, de tout ce qui est nouveau, inusité, original, voilà ce que M. Marion appelle les formes diffuses de la sympathie. Et qui pourrait dire, à entrer dans le détail, combien de nos actions, parmi celles que nous regardons comme les plus spontanées et le plus authentiquement nôtres, sont inspirées ou provoquées par des motifs de ce genre ! Les idées que nous respirons, comme on dit, avec l’air qui nous entoure, les diverses manières de voir les choses, de penser, de sentir, de parler, que nous empruntons à ceux avec qui nous vivons, se confondent avec nos dispositions personnelles ; l’examen le plus consciencieux ne nous permet plus de distinguer les manières d’être adventices de ce qui est à nous. Elles sont vraiment nous-mêmes, et il y a ainsi une moitié de nous-mêmes qui n’est pas à nous. Un homme, quoi qu’il fasse, est toujours de son temps et de son pays ; il en porte la marque, qu’il ignore, mais que d’autres peuvent reconnaître ; ceux qui dépassent le plus leurs contemporains, les hommes de génie, leur ressemblent toujours, à tout prendre, plus qu’ils n’en diffèrent.

Et pourtant, si puissantes que soient ces influences, si irrésistiblement qu’elles pénètrent et s’infiltrent dans les cœurs, elles ne sont pas seules ; car, si elles l’étaient, tous les hommes seraient comme des médailles frappées à la même effigie ; l’humanité serait immobile, et dans cet équilibre de toutes les pensées et de toutes les croyances il ne saurait plus être question de progrès. À vrai dire, on a vu ce triomphe de la solidarité chez quelques peuples, et on sait quelle a été en certains pays et à certaines époques l’influence de la tradition et de la routine. Heureusement, il y a d’autres forces qui réagissent contre ces causes d’immobilité. L’antipathie, l’émulation, la haine en corrigent les excès ; l’esprit de contradiction, le besoin de changement, le désir du mieux, surtout les initiatives et les hardiesses du génie, empêchent l’équilibre de l’établir. Peut-être M. Marion a-t-il passé un peu trop rapidement sur cette partie de son sujet ; c’est ici surtout qu’on voit à l’œuvre la liberté, et il valait la peine de le montrer autrement que par une brève indication. Il y a une originalité morale, qui peut être con-