Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, X.djvu/94

Cette page n’a pas encore été corrigée
84
revue philosophique

traire porter la marque et subir la peine des désordres qu’elles se permettent. »

En tout cas, et c’est un point sur lequel M. Marion prend parti avec énergie, l’éducation doit commencer dès le berceau. Quelle n’est pas à ses yeux l’importance de la nourrice ! On croirait, à l’entendre, que toute vertu et toute sagesse doivent à la lettre être sucées avec le lait. Ce n’est pas à dire que le lait d’une nourrice capricieuse ou méchante façonne à cette déplaisante image l’enfant qui s’en nourrit ; il ne suffira pas non plus de prendre du lait de chèvre pour être mobile et pétulant, ou du lait de vache pour acquérir patience et douceur. Mais c’est la nourrice qui forme les premières associations d’idées de l’enfant ; elle lui donne ou lui laisse prendre ses premières et plus profondes habitudes : « Voilà la principale raison pourquoi c’est un devoir aux mères de nourrir elles-mêmes leurs enfants. » L’éducation ne doit pas avoir uniquement pour but, comme l’ont soutenu plusieurs théoriciens, entre autres A. Bain, l’instruction ou le développement de l’intelligence. Les habitudes du cœur, celles de la conduite, ont autant d’importance que celles de l’esprit, car l’homme vaut par le caractère encore plus que par l’esprit ; or ces habitudes, c’est au début de la vie qu’on les contracte, si on a le bonheur d’être soumis à une surveillance à la fois ferme et douce. M. Marion se prononce énergiquement, littéralement pour l’éducation dès la mamelle et par la nourrice : c’est une des questions qui lui tiennent le plus au cœur.

Une fois formé, c’est par l’habitude que se développe le caractère : ici plus que partout ailleurs éclate la dépendance intime et réciproque des parties d’une même vie : c’est l’habitude qui serre peu à peu, mais invinciblement, les mailles de la solidarité. Dans le monde de la sensibilité comme dans le monde physique, rien ne se perd. Avoir agi est une présomption pour agir encore : avoir voulu est une présomption pour vouloir encore. Il y a solidarité entre les actes, solidarité entre les intentions, puis solidarité mutuelle entre les actes et les intentions : c’est une action réciproque à laquelle rien n’échappe, un mécanisme d’une fatalité absolue, dont il dépend de nous de faire usage pour le bien ou pour le mal, mais qui, une fois mis en mouvement, ne s’arrête plus et ne se modifie plus de lui-même. La nature n’est pas nécessairement hostile à la volonté ; elle ne lui est pas non plus, et de prime abord, favorable. Elle la laisse venir et l’attend à l’œuvre ; elle sera pour la volonté ce que la volonté voudra qu’elle soit, amie ou ennemie, à son gré, mais pour toujours. « De même que le cavalier gâte le meilleur cheval par ses négligences et par ses fautes, tandis qu’il assouplit le plus rétif à force de vigilance et de fermeté, ainsi la volonté, grâce à la loi de l’habitude, est aussi assurée de trouver dans la nature un auxiliaire de ses bons efforts qu’un complice de ses défaillances. »

Cependant, si solide que soit la chaîne de l’habitude, il y a dans la vie des moments où elle se desserre ; époques capitales, crises décisives, où l’âme prend un pli qu’elle ne perdra plus : tels sont l’époque