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ment ce que celui-ci veut faire entendre. À moins de pousser jusqu’à la puérilité l’horreur des mots nouveaux, il faut permettre aux philosophes, comme le demandait déjà Cicéron, d’employer des termes inusités pour désigner des idées sinon entièrement nouvelles, du moins peu remarquées et peu étudiées. D’ailleurs, il faut rendre à chacun ce qui lui appartient : c’est M. Renouvier[1] qui a le premier employé le mot solidarité en ce sens, et M. Marion saisit cette occasion de reconnaître que c’est la lecture de ce profond moraliste qui a inspiré son travail, et qu’il lui doit beaucoup.


Le livre s’ouvre par une introduction où l’auteur établit d’abord que la moralité ne réside pas seulement, comme l’ont soutenu des moralistes trop exclusifs, dans l’intention ; mais aussi dans les actes. « La vraie et complète moralité se compose de bon vouloir et de bonnes actions, autrement dit de bonnes actions conscientes et voulues. » Bien faire et faire du bien sont choses que les philosophes, à l’exemple du sens commun, ne doivent pas séparer. Puis M. Marion examine les conditions de la moralité. Elles sont au nombre de deux : l’idée du devoir et la liberté. L’idée du devoir a été analysée par Kant d’une manière définitive. Tous les arguments de l’école empirique, les exemples empruntés aux enfants, les interminables défilés de sauvages qui viennent déposer tour à tour à leur manière, si on les examine de près et si on les interprète rigoureusement, ne sauraient ébranler les conclusions de l’école critique ; le concept d’obligation est irréductible. Si la matière du devoir a varié, la forme n’a pas changé : cela suffit à la thèse kantienne.

Quant au problème du libre arbitre, M. Marion ne songe pas plus à l’éluder qu’à l’épuiser. À vrai dire, il ne pense pas que la liberté puisse être démontrée : même la science semble exiger le déterminisme universel. Mais d’autre part, si tout est réellement déterminé, comment comprendre l’apparition de l’idée de liberté et le sentiment si général et si puissant que les hommes ont de leur indépendance ? De plus, s’il est impossible de prouver la liberté, il n’est pas moins impossible de démontrer le fatalisme : c’est un point que M. Marion indique trop brièvement peut-être. Enfin il faut que la liberté soit réelle, parce que, comme l’a montré Kant, elle est impliquée dans le concept d’obligation : voilà une raison décisive. Fallût-il choisir entre la nécessité et la liberté, entre la morale et la science, M. Marion « renoncerait plus volontiers à la nécessité qu’à la liberté, parce que la morale prime la science. » Mais on n’est point réduit à une extrémité si désespérée. On peut concevoir comment, au milieu des lois immuables de la nature, il y a place pour le jeu de la liberté. Avec quelques-uns des penseurs de ce temps, MM. Renouvier, E. Boutroux, Naville, l’auteur est porté

  1. Essais de critique générale, Ve Essai, Introduction à la philosophie analytique de l’histoire.