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e. lavisse. — déterminisme historique et géographique.

singulière habitude, quand nous empruntons un mot à la langue allemande, par exemple, de le déprécier. Le mot du genre noble qui désigne chez nos voisins le cheval est appliqué chez nous au mauvais cheval. De même, tel produit allemand se gâte dans nos mains ; tel produit français dans les mains allemandes. Quels tristes effets n’a pas produits l’imitation de nos classiques en Allemagne !

Le plus grand danger de l’imitation internationale, c’est d’affaiblir le génie de l’imitateur. La conservation des génies nationaux est au moins utile et désirable. Plus ils sont originaux, plus ils sont forts. Plus ils sont forts, plus ils servent. Ces individus de l’humanité, qui sont les nations, sont plus actifs pour le bien de l’humanité que ne le serait l’humanité elle-même, après qu’elle aurait absorbé les individus. On travaille pour tous les hommes, alors qu’on croit ne travailler que pour son pays. Moins on est cosmopolite, plus on aide au progrès général du monde. C’est ainsi que se fait, dans une région haute, la conciliation du patriotisme et de l’amour de l’humanité[1].

Tant que l’humanité sera divisée en nations, résignons-nous donc à la guerre, mais j’ajouterai : consolons-nous, car la guerre n’est pas un mal sans compensation. M. Marion, à qui aucune objection n’a échappé, discute la question. Il sait bien que la suppression de la guerre supprimerait quelques-unes de « ces hautes manifestations de notre énergie », source de nos joies « les plus vives et les plus nobles ». Il propose de les remplacer par d’autres : il parle des contrées lointaines à explorer, des hôpitaux à visiter… Est-ce bien l’équivalent de la guerre ? Ne nous faisons pas de ces illusions. Le danger du voyage et de la visite à l’hôpital est problématique : celui du champ de bataille est certain. Rien de plus précis, d’un contour mieux déterminé, que le trou de la balle ou la brèche du sabre. D’ailleurs tout le monde ne peut aller au pôle Nord ni visiter les hôpitaux. Tout le monde aujourd’hui, en France et en Allemagne du moins, fait la guerre. Heureusement, car la guerre est devenue un moyen d’éducation nationale.

Il faut, dans les temps heureux où nous vivons, quand la richesse est multipliée et l’aisance presque partout ; quand le paysan arrache le chaume de son toit pour y clouer l’ardoise, quand son lit s’amollit, quand sa remise abrite la voiture qui le conduit au marché où allait son grand-père, la hotte sur le dos ; il faut, quand ces commodités de toutes sortes facilitent et affaissent la vie, qu’il y ait dans

  1. M. Marion se défend, il est vrai, d’être cosmopolite (p. 329 en note). Il rêve et souhaite plus qu’il ne le prédit cette humanité idéale ; mais, malgré lui, il laisse voir qu’il la croit possible, si nous la voulons. Il parle souvent au conditionnel, mais il laisse aussi échapper des futurs. Voyez cette note.