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Les Germains ont brusqué la décadence romaine. Ils ont tué, en Occident, l’empire qui agonisait. Parmi les historiens, les uns leur attribuent de grandes vertus, les autres considèrent leur action comme nuisible et suspensive du progrès. Les premiers ne savent pas l’histoire ; les seconds sont égarés par la recherche des couses finales. Les Germains sont des acteurs nouveaux, tout simplement. Ceux qui les louent sur la foi de Tacite oublient que le grand écrivain a tracé un portrait idéal de la civitas germanique. Le portrait fût-il vrai, que prouverait-il ? Que le peuple germanique est demeuré où en étaient, des siècles auparavant, les peuples helléniques et latins ; la civitas homérique ressemble fort à la civitas germanique de Tacite. Celle-ci n’a pas vécu, voilà tout. Ces Germains apportent avec eux dans l’empire une solidarité historique, différente de celle qui pèse sur les populations de l’empire. Il est vrai que leur caractère germanique n’est point intact : ils ont trop vécu, depuis trop longtemps, en contact avec l’empire. Singulière confusion : ils essayent de comprendre l’empire, de le continuer ; ils n’y réussissent pas. Ils ne parviennent pas à connaître les institutions qu’ils appliquent : nos Mérovingiens ne se sont jamais bien expliqué l’autorité monarchique. Cependant ils règnent : l’empire est mort ; l’esprit qui venait de Rome ne souffle plus et, si les Mérovingiens n’ont rien appris, les Gallo-Romains désapprennent. Une grande obscurité se fait. La société gallo-franque s’y décompose ; à tâtons, elle cherche des voies nouvelles et trouve la féodalité. Il y a donc eu un accident qui a interrompu l’effet de la solidarité historique, cause effective du progrès moral. Est-ce à dire qu’elle ait disparu ? Non. La solidarité historique est trop puissante. N’est-ce pas un effet prodigieux de cette solidarité que les peuples sur lesquels a pesé si longtemps le gouvernement de Rome forment aujourd’hui en Europe une catégorie à part, différant en des points essentiels des peuples germaniques ou slaves. Tout cela est pour appuyer, comme on le voit, la thèse de M. Marion, qui a si bien dit : « La solidarité rend compte à la fois des avancements et des reculs ; elle explique et les arrêts, partiels ou temporaires, et les grandes chutes de certains peuples et les soudains élans de certains autres. »

La preuve faite qu’il y a eu, malgré les interruptions, un progrès moral dans le passé, on peut conclure à la grande probabilité du progrès moral dans l’avenir, en réservant toujours la possibilité de graves accidents. C’est avec cette disposition d’esprit que le lecteur arrive aux dernières pages du livre ; mais voilà que tout d’un coup on trouve ce rêve d’une humanité « aussi bonne que possible, bonne et heureuse, car, à la limite, c’est tout un. » Et, ce qu’il faut entendre