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e. lavisse. — déterminisme historique et géographique.

et le mal ? C’est parce qu’il obéit à l’influence théologique du milieu historique : voilà un effet moral de ce milieu.

Passons quelques siècles. Les fils de Philippe le Bel se succèdent, sans laisser d’enfants mâles. La question de la capacité des femmes à hériter de la couronne se pose. Les partisans de l’exclusion des femmes cherchent et trouvent des raisons de toutes sortes. En voici une qui a beaucoup de succès : L’Écriture a dit que les lis ne filent pas. Raisonnement : les lis, c’est le symbole de la royauté française ; et qui est-ce qui file ? Ce sont les femmes. Conséquence : la couronne ne peut appartenir aux femmes ; elle ne peut « tomber en quenouille ». Qui donc permet et veut qu’on pense ainsi, qu’on torture un texte de l’Écriture et qu’on en tire une maxime de droit politique ? C’est l’esprit du temps. C’est le milieu historique. Voilà un effet politique de ce milieu.

Arrivons aux temps modernes. Saint-Simon ne peut passer pour un admirateur de Louis XIV ni de la monarchie comme elle a été comprise par ce prince, et Saint-Simon déclare, dans un des fragments récemment retrouvés, que l’on est plus libre en France qu’on ne l’a jamais été dans aucune république, attendu qu’il y a en France des lois qui ne peuvent être changées que par le prince, dans l’intérêt de tous. Peut-on imaginer une plus singulière et plus puissante action de ce redoutable milieu historique ? Quoi de plus propre à provoquer en nous un retour sur nous-mêmes ? Ne croyons-nous point, ne disons-nous point tous les jours, comme simples et naturelles, des choses qui seront trouvées étranges au xxe siècle, et ce siècle ne fera-t-il pas des mensonges de quelques-unes de nos vérités ? Assurément oui, à moins que nous n’ayons la sotte vanité de croire que nous soyons au point d’arrivée et non dans le perpétuel devenir. Et même il ne serait pas malaisé à un historien qui aurait l’esprit philosophique ou à un philosophe qui serait historien, de discerner dans nos axiomes l’erreur de demain et de dresser une liste des sottises du siècle : ce qui serait, d’ailleurs, une profession dangereuse. Du moins un philosophe, dans un livre sur la solidarité, doit tenir grand compte de la solidarité historique qui pèse non seulement sur les groupes sociaux, mais sur chacun de nous, d’un poids très lourd. Sans doute cette solidarité est moins tyrannique pour certains individus que pour d’autres, pour certaines époques que pour certaines autres. Sans doute, elle n’agit pas sur toute notre intelligence, sur toute notre conduite. Mais, cette réserve faite, comme elle est puissante ! Si nous avions vécu du temps de Caligula, dit le cardinal de Retz, le consulat du cheval nous aurait étonnés moins que nous ne l’imaginons.