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barbares se sont partagé les provinces, un Romain gouverne le royaume d’Italie où règne Théodoric. C’est Cassiodore. Il a mis toute son intelligence dans ses lettres et dans ses traités où il a parlé de omni re scibili. Tout ce que l’antiquité a su, il le sait, et tout lui est prétexte pour le dire. Envoie-t-il l’ordre de réparer un monument ? il fait une histoire de l’architecture ; de préparer un instrument de musique ou bien une horloge, cadeau destiné à quelque roi barbare ? il écrit un traité sur la musique et l’horlogerie. Il connaît les philosophes et les poètes. Il est bon chrétien, avec cette immense érudition païenne. Il apporte dans le gouvernement un large et libéral esprit et ce serait un grand ministre, s’il était dans une grande monarchie. Or cet homme divisera un traité en douze chapitres, parce que Dieu a créé douze constellations ; tel autre en trente-trois chapitres, parce que Jésus-Christ a vécu trente-trois ans. Dans le traité sur l’orthographe, il célébrera la profession divine du copiste, qui réprime la ruse du diable avec le calamus, c’est-à-dire avec l’instrument dont le diable s’est servi pour frapper le Seigneur à la passion, et qui écrit avec trois doigts, ce qui est le nombre des personnes dont se compose la divinité. D’où viennent ces bizarreries ? qui donc saisit cet esprit et l’emprisonne dans des formes vides ? C’est l’influence théologique du milieu historique. Voilà un effet intellectuel de ce milieu.

Grégoire de Tours est un saint homme dans une triste époque. Il est incapable de faire le mal, d’éviter par une mauvaise action une incommodité, une souffrance, même la mort. Grégoire de Tours pourtant, jugé par nous, a le sens moral le moins assuré. Il fait au début de son livre sa profession de foi catholique. Être catholique, voilà pour lui la principale vertu. Il pratique les autres, mais celle-là est la première qu’il réclame d’autrui. Là où il la trouve, il est comme incapable de trouver le crime. Clovis peut massacrer les rois ses parents, après les avoir dupés parles ruses d’une hypocrisie raffinée ; le livre qui raconte ces assassinats se termine par la phrase célèbre : C’est ainsi que tout lui réussissait, parce qu’il marchait, les mains pures, dans les voies du Seigneur. Mais malheur au prince qui veut réformer le dogme de la Trinité, ou même toucher aux privilèges naissants de l’Église ; il a beau être un des plus intelligents des Mérovingiens, sans être plus méchant que les autres : l’indignation fait de Grégoire presque un écrivain et son portrait de Chilpéric est un morceau de style. Or si le saint évêque, un des meilleurs et des plus instruits des hommes de ce temps, ne connaît plus la marque distinctive du crime, comment ces princes et ces grands la connaitraient-ils ? Et pourquoi Grégoire ne voit-il plus clairement le bien