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se garder de condamner l’esclavage d’une manière absolue, alors même que nous croirions à la tradition répétée par Hérodote, que la construction de la grande pyramide exigea, pendant vingt ans, des relais de cent mille esclaves ; ou que nous tiendrions pour vrai le récit d’après lequel les serfs astreints au travail pour bâtir Saint-Pétersbourg ont péri au nombre de trois cent mille. Sans doute nous savons que l’imagination reste au-dessous des souffrances endurées par les hommes et les femmes tenus en esclavage, sans que l’histoire en ait gardé le souvenir ; mais nous devons maintenir notre esprit en état d’accepter les faits propres à prouver que de l’institution servile il a pu résulter des avantages.

En un mot, pour qu’une interprétation des arrangements sociaux soit digne de confiance, il faut qu’elle soit l’œuvre d’une conscience à peu près dépourvue de passion. Si l’on ne peut ni ne doit exclure de l’esprit le sentiment au moment où l’on considère ces arrangements, on doit cependant l’en exclure quand on les considère comme des phénomènes naturels dont on veut savoir les causes et les effets.

Ce qui nous aidera à conserver cette attitude mentale, c’est la conviction que, dans les actions humaines, le mal absolu peut être un bien relatif, et le bien absolu un mal relatif.

C’est un lieu commun qu’on entend répéter que les institutions à l’abri desquelles une race prospère ne conviennent pas à une autre, mais il s’en faut de beaucoup que la croyance à cette vérité soit commune. Il est des gens qui ne croient plus à la vertu des « constitutions sur le papier », et qui ne laissent pas cependant de préconiser l’application d’une politique à des races inférieures, en se fondant sur la croyance que les formes sociales civilisées peuvent être avec avantage imposées aux peuples non civilisés ; que les dispositions qui nous semblent vicieuses le sont pour ceux-ci, et qu’ils trouveraient profit à des institutions domestiques, industrielles ou politiques, semblables à celles dont nous tirons avantage. Mais, du moment que nous admettons que le type d’une société est déterminé par la nature de ses unités, nous sommes obligés d’admettre comme conséquence qu’un régime intrinsèquement du rang le plus inférieur peut être néanmoins le meilleur possible dans les conditions primitives.

En d’autres termes, il ne faut pas substituer le code avancé qui règle notre conduite, lequel s’adresse surtout aux relations privées, au code rudimentaire de conduite, lequel s’applique principalement aux relations publiques. Aujourd’hui que la vie est généralement absorbée par des relations pacifiques entre concitoyens, les idées morales portent principalement sur les actions d’homme à homme ;